Chez Daniel Halévy, Chamson, Malraux, Gide, Roger Martin du Gard, de même que chez Jean Schlumberger rue d’Assas, Groethuysen rue Campagne-Première ou Ehrenbourg rue du Cotentin, on tient salon littéraire et/ou politique. L’effervescence de l’époque suscite la renaissance de ces lieux privés où l’on se retrouve par affinité (sur la Rive gauche, on penche souvent à gauche) pour échanger des informations et élaborer des stratégies.
1. Le poète philosophe Benjamin Fondane habite 6 rue Rollin de 1932 jusqu’à sa mort au camp de Birkenau en 1944 (plaque). Il a préparé un discours pour le congrès de la Mutualité [1] mais renonce finalement à y participer, doutant que ce congrès permette réellement à des réflexions non-marxistes de s’exprimer. Son discours défend en effet un art libre et libérateur, détaché de toute pression politique ou morale.
2. Avant d’être nommé conservateur du château de Versailles, André Chamson (mari de Lucie Mazauric) habite rue Thouin. Par Adrienne Monnier et Sylvia Beach, les Chamson sont présentés aux écrivains qui fréquentent les librairies de la rue de l’Odéon, et à James Joyce en particulier. C’est le 6 février 1934 qui fait basculer Chamson dans le camp antifasciste. N’ayant pas les moyens de nourrir tous leurs invités, les Chamson les reçoivent après dîner. Roger Martin du Gard fait ici connaissance avec Louis Guilloux.
3. Au Palais de la Mutualité, 24 rue Saint-Victor, se tient entre le 21 et le 25 juin 1935 le Congrès international des écrivains pour la défense de la culture. Le Palais accueille dans les années trente de nombreux autres congrès antifascistes. L’AEAR y fête le 12 juillet 1934 la chanson française antimilitariste, avec entre autres la participation du groupe Octobre de Prévert et ses acolytes. Le 23 octobre 1934, un meeting y rend compte du congrès des écrivains soviétiques tenu en août à Moscou. La salle est comble et la séance est présidée par Gide. Sont également là Malraux, Cassou, Fernand Léger, Guéhenno, etc. Le 1er février 1937, André Malraux y harangue les foules pour défendre l’Espagne républicaine. Cinq ans plus tard, un autre de genre de rassemblements s’y tiendra, comme par exemple celui du 6 juin 1941 avec Jacques Doriot.
4. Dans son salon du 1er étage de l’hôtel des Bréguet, 39 quai de l’Horloge, Daniel Halévy reçoit jusqu’au milieu des années trente Chamson, Malraux, Guilloux, Mauriac, Grenier, Drieu La Rochelle, Guéhenno, Grenier, Julien Benda, Berl… Cet ancien ami de Péguy et ancien dreyfusard considère que la société peut évoluer grâce à ses élites. En même temps, il méprise la politique. Il évolue vers la droite dans les années trente. Entre 1940 et 1943, il écrit pour des journaux du régime de Vichy puis fait silence.
5. En 1935, Prévert et le groupe Octobre répètent leurs spectacles dans l’atelier de Jean-Louis Barrault, 7 rue des Grands-Augustins, qui devient un an plus tard l’atelier de Picasso (où il crée Guernica).
6. Simone et Jacques Prévert s’installent 39 rue Dauphine en 1931.
7. Le 15 février 1936, la poétesse émigrée Marina Tsvetaeva participe 12 rue de Buci à une soirée littéraire donnée au siège de l’Union pour le Retour dans la Patrie, association pilotée par l’ambassade d’URSS. Marina et son mari Serge, de russes blancs, sont devenus rouges.
8. Dans les années trente, Prévert et ses amis s’attablent au restaurant Chéramy, 10 rue Jacob, qui leur fait crédit jusqu’à ce que l’ardoise soit pleine.
9. Au 3e étage du 27 rue Jacob – aujourd’hui siège des éditions du Seuil – renaît Esprit en décembre 1944. La revue est fondée en 1932 par Emmanuel Mounier et Georges Izard pour réagir à la fois contre l’individualisme libéral, le pouvoir de l’argent et les idéologies totalitaires, qu’elles soient de gauche ou de droite. Mounier parle de « Révolution », mais le public parle bientôt de « personnalisme ». Certains, comme Mauriac en 1933, accusent Mounier de faire le jeu du communisme (on l’accusera plus tard de faire le jeu du fascisme). En 1935, la revue se tourne davantage à gauche. Mounier participe au congrès de la Mutualité en juin. Esprit s’engage aux côtés des républicains espagnols en 1936. À partir de 1940, la revue se heurtera bien sûr au régime de Vichy. Esprit tentera alors de résister ouvertement, de parasiter ce régime de l’intérieur. Dix numéros paraîtront entre novembre 1940 et août 1941, lorsque la revue est interdite. Mounier est arrêté en janvier suivant, relâché fin octobre 1942. Il se retire à Dieulefit dans la Drôme et y poursuit une action de résistance.
10. 21 rue Visconti se tiennent les rencontres de l’Union pour la Vérité, patronnées par la NRF, qui réunissent un public fidèle autour de Gide, Malraux, Guéhenno, Saint-Exupéry, etc. Le 23 janvier 1935, par exemple, le thème est « André Gide et son temps ». L’Union pour la Vérité avait été fondée par Paul Desjardins, également initiateur des Décades de Pontigny.
11. En 1935, Jacques Prévert et Jacqueline Laurent emménagent au 7e étage de l’hôtel Montana, 28 rue Saint-Benoît.
12. La Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale, que l’on peut admirer encore aujourd’hui en face de l’église Saint-Germain-des-Prés, est un lieu de conférences apprécié des exilés allemands pendant les années trente.
13. L’Hôtel Madison, 143 boulevard Saint-Germain, reçoit fin juin 1935 Boris Pasternak qui participe au congrès de la Mutualité. Malraux y passe également l’hiver 1937 et Camus y loge au printemps 1940.
14. 7 place Saint-Sulpice, l’éditeur Rieder publie Europe, la revue créée par Romain Rolland et animée par Guéhenno dans les années trente. Europe s’installe ensuite 108 boulevard Saint-Germain. Jean Cassou succède à Guéhenno lorsque celui-ci estime l’influence communiste sur la revue trop importante.
15. Après la suppression en 1934 des bastions qui les avaient d’abord hébergés le long des fortifications de Paris, les exilés allemands investissent les chambres des hôtels miteux du Quartier latin. Autrichiens et allemands rejoignent parfois Joseph Roth à sa table du café de Tournon (18 rue de Tournon), à gauche près de la fenêtre : Stefan et Friderike Zweig, Arthur Koestler, Gustav Regler, etc., ces deux derniers trouvant aussi à se loger dans un hôtel de la rue. L’auteur de La Marche de Radetzky, abîmé par l’alcool, sans espoir depuis l’invasion de l’Autriche par les nazis, décède en 1939, à 45 ans, à l’hôpital Necker. Les émigrés allemands se retrouvent aussi les lundis soirs au café Méphisto, boulevard Saint-Germain.
16. Roger Martin du Gard habite et reçoit ses amis au n°9 de la rue du Cherche-Midi.
17. L’Hôtel Lutetia, 45 boulevard Raspail, est une étape favorite d’Heinrich et Klaus Mann dans les années 1930.
18. Charles de Gaulle demeure 110 boulevard Raspail (plaque) entre 1932 et 1937.
19. Eugène Dabit demeure 71 rue du Cherche-Midi en 1931, à l’angle avec la rue de Bérite. Une ancienne inscription demeure au n°85 qui montre que la rue s’appelait anciennement rue du Petit Vaugirard.
20. Entre 1928 et 1951, André Gide habite le 6e étage du 1 bis rue Vaneau (plaque). Il y accueillera Albert Camus à la fin de la guerre. Son appartement-bureau sert de salon pour des hôtes nombreux et variés. Dans les années trente, Klaus Mann et les écrivains allemands exilés savent que la porte leur est ouverte, de même que celle de Malraux rue du Bac. Le 16 juin 1935, ce dernier vient trouver Gide rue Vaneau pour lui annoncer que Gorki (à moitié malade et à moitié séquestré par Staline) ne peut participer au congrès de la Mutualité. Les organisateurs du congrès se rendent aussitôt à l’ambassade d’URSS, située alors dans l’hôtel d’Estrées 79 rue de Grenelle. Staline, informé du problème, ordonne à Boris Pasternak de débarquer à Paris. Celui-ci s’exécute, ne sachant pas trop pour qui ni pour quoi. Il est alors déprimé et peu capable de participer à des échanges avec des intellectuels de tous les pays. À la fin des années trente, Gide emploie rue Vaneau un secrétaire qui se nomme Lucien Combelle et que l’on retrouvera sous l’Occupation.
21. Malraux habite 44 rue du Bac (plaque) entre 1932 et sa séparation avec Clara en 1937. Il reçoit le prix Goncourt en décembre 1933 pour La Condition humaine. Fin août 1934, Clara et André sont à Moscou pour le Premier Congrès des écrivains soviétiques. Gorki et Pasternak sont là aussi, mais Ossip Mandelstam a été écarté. À Moscou, les Malraux rencontrent souvent Paul Nizan et Gustav Regler, qui deviennent leurs amis. Leur séjour à travers l’URSS dure trois mois. Dans cet appartement du 44 rue du Bac, le 4 septembre 1936, alors qu’il fait escale à Paris pour convoyer de nouveaux avions en Espagne, Malraux voit débarquer Gide de retour d’URSS, bouleversé par la face cachée du régime soviétique qu’il vient de découvrir. Comme d’habitude, Gide ne pourra pas en placer une face à un Malraux exalté et insatiable. Devant Malraux, je me demande toujours où est ma valeur ; il parle avec cette volubilité extraordinaire qui me le rend souvent si difficile à suivre, dit Gide en décrivant cette vivacité extrême que Malraux doit à une intelligence exceptionnelle, à un ego démesuré et à une maladie nerveuse, le syndrome de Tourette qui, chez lui, a pris une forme bénigne. De façon générale, si Gide reste coi devant le Malraux politique, il est un peu plus réservé sur ses qualités d’écrivain. Il explique à Léautaud que Malraux, s’il peut devenir un grand leader politique, ne sera jamais un grand écrivain, et à Schlumberger que ce qu’écrit Malraux peut être très intéressant, mais qu’il n’a pas « le sens de la langue ». Il a en partie raison. Malraux pense le contraire de Gide : c’est un grand écrivain, mais un amateur en politique. Et il a raison aussi.
22. L’Hôtel du Pont-Royal, 7 rue Montalembert, occupe un emplacement idéal pour André Malraux, entre son domicile et son éditeur-employeur. Il vit là en amoureux avec Louise de Vilmorin pendant l’été 1933.
23. 5 rue Sébastien Bottin se trouve donc le siège de la NRF, fondée par Gide, Schlumberger et Copeau en 1908, et des éditions Gallimard. Jacques Rivière s’y joint en 1909. Malraux devient directeur artistique des éditions Gallimard en 1930. Brice Parain, secrétaire de Gaston Gallimard, a vécu en Russie. Il dirige chez Gallimard la collection Jeunes Russes qui accueille les auteurs russes contemporains, collabore à L’Humanité en 1932 et rompt avec le PC en 1933.
[1] L’Écrivain devant la révolution, publié par les éditions Paris-Méditerranée.