Les Belvédères
Il y a eu cette promenade heureuse, sur les belvédères de la Haute Somme, à l’automne finissant, avec ses infimes rougeoiements. Le village d’Eclusier, dans ses nuances de l’ambre, celui de Frise ensuite, avec l’histoire de son romancier suisse, soldat captif dans la tourmente de la Première Guerre Mondiale et « herborisant » sous la canonnade, enfin Cappy, pour terminer la boucle, sous un soleil pâlot.
Vaux revisité avec bonheur, mais avec ce petit rien d’abandon éprouvé. Deux ou trois pêcheurs s’égrènent sur les berges endormies, au bord de la route. La modeste bourgade est noyée sous la brume, vidée de ses hommes. J’ai envie de secouer cette torpeur froide et vaporeuse, redonner un petit coup de tison à la fin de saison, remettre un peu de dorure aux bras nus des arbres. L’église sévère est comme engoncée, derrière sa montagne de craie. La guérite de l’éclusier est déserte.
L’automne jette ses dernières nuances, dans l’immensité trouble des marais, prépare aux frimas, aux attentes lancinantes. L’hiver, bientôt, imprimera ses cendres froides. L’hôtel restaurant de « La Petite Folie », pleure aussi ses goûteurs de vie. On n’y mange plus désormais les anguilles fumées… À cause d’un meurtre, paraît-il… le fils passant à l’acte et tuant le père. Œdipe réécrit, par un matin lugubre et brumeux, ou peut-être un soir, lorsque les ombres s’étirent sur l’eau fangeuse des étangs. J’imagine les silences, les « noms dits », les querelles dérisoires autour du comptoir, les ferments de jalousie et de haine, la force éruptive, la malédiction implacable. Fin de l’acte, je n’irai pas plus loin dans la recherche des mobiles.
Je mets le cap vers le Belvédère, par la petite route de Suzanne, puis par l’allée qui fend le bois de Vaux. Le promontoire et sa chapelle, sur les pentes escarpées de la Somme ; c’est la promesse d’avoir la plus belle part de la vallée encaissée, où le fleuve - plutôt un bras mort - n’en finit pas de se vautrer avec complaisance, à travers les marécages et les rectangles d’eau. Je devrais dire une plaine d’eau, un delta, avec ses artères, ses avenues, ses ruelles étroites frangées de taillis, qui se perdent dans les scintillements. Des miroirs, aux formes géométriques, qui renvoient l’image d’un ciel plombé. Ici, tout est signe, témoignage du passage des hommes. C’était le pays de la pêche et de la tourbe, source de chauffage. Traces infimes, prières, on vous le répète sur les panneaux tagués, comme une urgence à dire, avant l’extinction des forces.
C’est un réel plaisir de voir tout cela, ce paysage mis à nu, avec ses nuances rehaussées. Ici ou là, l’écorce argentée de quelques bouleaux, la rouille des roselières, de frêles peupliers, le feston d’une voie, tracée comme une diagonale. De cet automne mourant, il reste, quand même, comme le souvenir du bouquet final, du feu d’artifice attendu à la Saint-Jean, avec les feuilles des saules giclant au-dessus de l’eau ou bien ces carex, dits « têtes de nègre », déployant leur chevelure ébouriffée sur les berges graciles.
Au Belvédère, il y a aussi cette fragile traînée crayeuse, qui serpente à travers le « larris » protégé. Le sentier des Maguettes zigzague, comme pris d’ivresse, au milieu du tapis jauni et pentu. Il est à lui seul, une invitation à l’aventure. Sur un panneau encore, on tente de vous expliquer la précarité de la Montagne de Vaux, pâturée jadis, menacée par la colonisation d’arbustes indésirables. On vous certifie qu’à la belle saison, vous pourrez admirer les églantiers, la Marguerite, aux promesses de pétales, la Digitale jaune, l’Orchidée aussi. Le sentier semble se perdre vers un bois et le hameau de Fargny, paradis des pêcheurs aux blancs, muets. De l’autre côté de la rive, il y a Curlu et son église au chapeau pointu, qui incite à l’envol de l’oiseau. Il y a Frise aussi, plus à l’est, qui implore votre attention. Pourquoi l’ignorer ? Ses points de vue semblent aussi beaux. J’y vais de ce pas, il n’y aura pas de jaloux.
Je quitte mon riant coteau calcaire où viendront paître, aux beaux jours, des bêtes pastorales. Le sentier de la Voyette, en dévers, s’incline abruptement vers Vaux. Place de l’Arrivoir, le silence est prégnant. Loin de tout, je suis comme le flâneur dérisoire. Je découvre le chaussée-barrage et son anguillère. Un droit de pêche depuis Napoléon. On y piège les civelles venues de la mer des Sargasses. Il y a cette brosse dérisoire pour les aider à passer l’obstacle. Je dérange en passant une poule d’eau qui se met à galoper sur les flots et fendre les nénuphars. Autour de moi, dans ce décor muet, des baraques, rafistolées avec des moyens de fortune, aux couleurs vives, rappellent le bon temps. Mais les saisons, ici, n’ont pas d’emprise sur les pêcheurs. Sur le quai, des barques, au mouillage, les attendent. Absents pour le moment, ils peuvent survenir à tout instant, dans leurs jambières vert prune.
De retour à Éclusier, par la route, au ras des étangs. Cela grouille de partout, cela pousse dans les îlots ; les buissons, les arbrisseaux essaient de renvoyer leur image dans l’eau cuivrée, chargée du limon des hauteurs environnantes. Peu après le village, sur la route de Frise, j’ai pris une sorte de sentier à l’estime, grimpant vers les hauteurs calcaires. A force d’emprunter cet endroit, on a façonné les marches. Tout la-haut, j’ai eu l’heureuse surprise de me retrouver sur le belvédère « concurrent ». Au-dessus de la barrière végétale, c’est quand même un avantage. J’ai revu Vaux, sa vallée dissymétrique et sa berge déferlante, colorées de pourpre, les franges de roseaux, les voies d’eau, les figures géométriques. Et tout en-bas du talus abrupt, une péniche fendant le canal de sa proue noire et agitant l’eau cuivrée de frissons.
« C’était le bout du monde et nous ne savions pas au juste où finissaient nos lignes et où commençaient les lignes allemandes, les deux tracés se perdant dans une prairie marécageuse plantée de jeunes peupliers jaunissants, maladifs et rabougris qui s’étendait jusqu’aux marais, où les lignes s’interrompaient forcément pour reprendre de l’autre côté de la vallée inondée et des méandres compliqués de la Somme, sur l’autre rive, à Curlu, haut perché, et au-delà. »
Blaise Cendrars « La Main Coupée »
C’est le bout du monde, en effet, impossible de ne pas convoquer Cendrars, l’auteur de « La Main Coupée », en découvrant les environs de Frise, recrus de guerres, en repensant à la vie de ces hommes taraudés par la haine et la peur. Comment oublier le récit épique du gramophone, piégé sur la colline du calvaire et déposé dans le « réseau des barbelés allemands », le « bois de la Vache », dans lequel le romancier tenait un poste avancé avec son compagnon Bikof. « C’était un sale coin » et pourtant ça avait l’air affreusement poétique. Les nuits sereines, interrompues par quelques détonations, le clair de lune, les « cris des oiseaux aquatiques », la « voie lointaine de la canonnade », le spectacle des « fusées éclairantes » Comment ne pas revivre non plus la cavale fantomatique de ces bateliers improvisés, sur les ondes silencieuses, seuls dans ces immenses étendues, parmi les saules, aux « branches contorsionnées », à la recherche de l’ennemi invisible, tapi sous les enroulements de brume.
À Frise, j’ai parcouru les lieux, cités dans l’œuvre. Le bois de la Vache, rabougri, les étangs de la Grenouillère, occupés par des campeurs. La rue Blaise-Cendrars avec son cimetière où dorment les civils et les militaires, les « pauvres petits pioupious en pantalons rouges garance, oubliés dans l’herbe. »
De ce village, paisible aujourd’hui, je n’ai que ces images grappillées, ces quelques flashes, les pêcheurs énigmatiques, le chenal rectiligne, de vieilles pommes rescapées, à vous tenter la main, la route sombre bordée du haut talus crayeux.
Avant de rentrer, j’ai fait une boucle à Cappy et griffonné ces modestes notes, sur mon calepin.
Le village semble couler des jours heureux, à l’écart des grands bruits. Une vie pastorale, presque, sur son versant abrupt, où court le beau sentier panoramique de Bray. Une vie sans doute de chasse et de pêche, autour des étangs, dans le respect du calendrier immuable, pour mieux survivre à la précarité de l’ennui. Un pays où l’on espère la bonne pêche, le brochet, combattu au bout de la ligne. Mais c’est l’histoire de la lutte que l’on retiendra, que l’on racontera, peut-être, au café « Chez Paulette », pour mieux la revivre.
Dans la salle sombre, mais chaleureuse, on se sent comme protégé du mauvais sort, vacciné par les piqûres d’amitié. On laisse passer sagement l’hiver et se succéder les jours. On attend les nouvelles promesses, les prises miraculeuses. Des hommes, assis au comptoir, sont immergés dans leur pays intime. Inutile de leur faire croire que le bonheur, ce sont les mers turquoise, le ciel bleu, les lagons mystérieux. Ils ne connaissent que l’eau ténébreuse des étangs, le bruit du courant déferlant au gué, le vol du héron cendré.
Je vous passe rapidement les détails, sur la placette bordée de charmes, sur l’église, avec ses quatre tourelles d’angle qui lui confèrent une allure martiale. Je vous évite la montée pénible, par la ruelle de la Procession, le long des vieux pans de mur brique et pierre, la maison aux volets bleu pastel. Je vous épargne mon discours sur le restaurant plus chic, aux menus gourmands.
Je n’insiste pas sur mon retour, laborieux, à Eclusier. J’avais choisi le côté plus sauvage du canal. Mal m’en a pris. Il faut apprendre à se perdre pour mieux se retrouver. J’ai lu ça quelque part, dans une narration de voyage. J’ai dû rebrousser chemin, non sans avoir insisté lourdement, sur des pontons scabreux, sur des passerelles de pêcheurs bricolées à la hâte, fendant les enchevêtrements des ronces et des roseaux. Je me suis résigné à emprunter l’autre chemin de halage. Il m’a réservé de belles surprises, il s’est montré généreux en sinuosités. L’automne a abattu ses dernières cartes, livré ses ultimes teintes d’ocre et de miel. Les bouleaux ont exhibé leurs jolis troncs délicats. Quelques pêcheurs extrémistes ont été surpris dans leur obstination à vouloir ferrer les mystères du chenal. Il n’y avait plus qu’à secouer les feuilles mortes en chemin et se laisser glisser.
J’ai retrouvé la maison d’Œdipe, mystérieuse, au pied de sa falaise de craie. L’ombre avait fini par s’installer. Sur la route de Péronne à Albert, il est un pays où la rivière a des envies vagabondes, où les belvédères sont posés comme des gradins, pour le plaisir des yeux. On pourrait manquer ces petits bonheurs. Dans ce pays luxuriant, il faut savoir lever le lièvre ou ferrer au bon moment.
« Une odeur me prend à la gorge
Forte, âcre, effluve violent,
À croire qu’un soufflet de forge
En pousse vers moi le relent.
Senteur de toute une contrée,
Sueur même de ce terroir,
C’est la tourbe, au printemps tirée
De l’entraille, immense miroir.
De ce brasier que je regarde,
Monte le songe pas à pas,
Fait d’un peu de terre picarde
Que je rapporte de là-bas »
Léon Devauchel (Archives Départementales de la Somme).
Ecrivain-marcheur.
Auteur de Lectures Buissonnières (Editions La Vague Verte) et de Picardie Vagabonde (éditions Punch - 30 textes illustrés d’aquarelles de Roger Noyon et de
Jean-Marc Agricola).
Merci pour cette belle promenade.
Y aurait-il un marcheur - photographe - amateur de Cendrars pour aller faire un tour du côté de La Redonne ( commune d’Ensuès près de Marseille) : B.C. nous a laissé dans " L’Homme Foudroyé " un texte magnifique sur cette calanque où il a passé quelques mois en 1927. Le "château" de l’ Escarayol est-il toujours debout ?
Votre question : Y aurait-il un marcheur - photographe - amateur de Cendrars pour aller faire un tour du côté de La Redonne ( commune d’Ensuès près de Marseille) : B.C. nous a laissé dans " L’Homme Foudroyé " un texte magnifique sur cette calanque où il a passé quelques mois en 1927. Le "château" de l’ Escarayol est-il toujours debout ?
Réponse : Ce "château" de l’Escarayol est en réalité une grande villa grise comportant une sorte de "pignon" en hauteur, perchée sur la falaise qui domine la mer à l’est de la calanque de La Redonne, et dont le nom est désormais différent. L’accès à cette villa est totalement privé (elle est toujours habitée, par plusieurs co-propriétaires et donc inaccessible au public), mais il est possible de la voir et de la photographier depuis le chemin dit "des douanier", qui part de la calanque (5 minutes à pieds, d’une légère côte, depuis la Calanque). Aux pages 105 et 129 de l’Homme foudroyé, Blaise Cendras évoque les lieux, dont la disposition intérieure n’a pas énormément changé : au rez- de chaussée, à gauche une cuisine (probablement transformée depuis en cellier-cave) et à droite une salle à manger (intégrée depuis à un appartement-studio) ; au premier étage deux chambres, une grande et une plus petite. La grande chambre comportait autrefois une ouverture sur la terrasse, avec vue vers Marseille et une fenêtre également vers le large (Cendrars explique qu’il y avait placé sa machine à écrire), la plus petite une fenêtre avec vue sur le large et sur la calanque de la Madrague de Gignac (Cendrars indique qu’il y couchait). La terrasse qu’il évoque dans l’Homme foudroyé a été couverte et convertie en appartement (elle se trouvait sur la partie est de la maison, en se plaçant face à elle et dos à la mer). Les deux chambres qu’évoque Blaise Cendrars existent toujours au premier étage et font partie d’un appartement (la plus petite des deux chambres a simplement été réunie à une autre pièce pour l’aggrandir et former une sorte de salle-à-manger/cuisine). Jointes à une 3° pièce aveugle (probablement un ancien débarras), ces deux chambres servent de résidence secondaire de vacances à leur propriétaire actuel qui - il y a une Justice littéraire - est un lecteur et admirateur de Cendrars. En ce qui concerne la grande chambre, son accès "sud" (probablement une porte fenêtre) semble avoir été muré par la suite et l’encadrement transformé en placard intérieur (ne subsiste que la fenêtre donnant sur le large). La villa comporte en outre désormais un second étage (qui n’était autrefois qu’un grenier-comble), second étage muni d’un balcon aux bords ronds, ce qui la rend aisément identifiable depuis le sentier des douaniers (bien que ce balcon et ce 2° étage aient été aménagés pour l’habitation postérieurement à l’époque de Cendrars). La nuit, de la grande chambre évoquée par Cendrars au premier étage (celle où il explique avoir placé sa machine à écrire), on entend le bruit des vagues qui viennent sans relâche se fracasser contre les alentours du rocher d’Anthéon, et l’on reçoit la lueur du phare de Planier. L’ambiance du lieu et la vue que l’on a depuis ces chambres sont bien telles que les décrit Cendrars : magiques (alors même que, dans son aspect actuel, et vue de l’extérieur depuis le sentier des douaniers, la villa a un peu perdu son aspect "château", puisqu’elle est littéralement cernée par d’autres constructions).En la regardant, il faut faire preuve d’imagination et "effacer" mentalement toutes les constructions qui sont autour car lorsque Cendrars l’a louée, elle était isolée sur la falaise, et par ailleurs plus "étroite" (elle est désormais "épaissie" puisque la terrassse Est a été recouverte et transformée en appartement).
Lien vers un site citant les lieux : http://pagesperso-orange.fr/philippe.pocachard/Tourisme/ensues_la_redonne.htm
Photo générale de la falaise : (la photo est extraite de ce site) http://img198.imageshack.us/img198/501/laredonne.jpg
Cette visite guidée de l’intérieur du "château" de Cendrars à La Redonne, m’a d’autant plus intéressé que je ne le connaissais que de l’extérieur pour être allé dans cette calanque à de nombreuses reprises puis avoir travaillé la question de Cendrars à Marseille, comme vous pouvez le constater dans ma bibliographie jointe.
Ma question est la suivante, ou plutôt elle est double : savez-vous quels étaient les propriétaires au moment où BC y habite en 1927 (et peut-être en 28, question non élucidée) et vous même comment avez-vous eu accès à l’intérieur de la maison ?
En tout cas bravo pour tous ces détails précis et quel dommage que tout ne soit plus que ruine à présent.
Cordialement
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1987 : « André, Jean, Carlo et les autres, Cendrars et les secrets de Marseille », in, /Cendrars, colloque du Centenaire,/sous la direction de Frédéric-Jacques Temple, Cerisy-la-Salle, N° spécial de la revue /SUD/, Marseille, 1988. - Republié dans le N° spécial N° 103-104, /SUD& Les Cahiers du Sud,/Marseille, 1993 et dans /Jean Ballard& les Cahiers du Sud/, Ville de Marseille, Bibliothèques municipales, 1993.
1992 : « Blaise Cendrars et /Les Cahiers du Sud / »,in /Cendrars et les séductions du Sud/— colloque d’Aix-en-Provence sous la direction de Georgiana Colvile, éditions Minard, 1993.
- 1993 : participation à l’ouvrage collectif : /Chronique des Cahiers du Sud 1914 — 1966/, éditions de l’Imec, octobre 93
Pour information, le célèbre photographe "Robert DOISNEAU" a rencontré Blaise CENDRARS en 1945, à Aix-en-Provence. "LA BANLIEUE DE PARIS" : oeuvre de DOISNEAU, texte de Blaise CENDRARS aux Editions Pierre SEGHERS, Paris. Il existe aussi "POUR SALUER CENDRARS" aux Editions Actes Sud, ARLES.
Bonne lecture !
bonjour,
je recherche un extrait de l’ouvrage "la main coupée" ou l’auteur décrit son arrivée à chalons sur marne et à l’hopital militaire qui est aujourd hui l’hôtel de région
pouvez me faire parvenir cet extrait ???
merci de votre aide