Au fil de la Somme

Le lundi 9 janvier 2006.

Ce carnet de vagabondages s’est écrit au fil de l’eau, dans l’inconfort des sentiers boueux, le long des chemins de halage, farcis de silex, au gré du vent, dans le bonheur des découvertes. Aucune leçon de géographie, d’histoire locale, d’écologie.
Tout juste des impressions fugaces, des photos de mémoire, des couleurs fraîches, fauve, chaudes ou légères. L’écriture a permis de rassembler les évènements innombrables, glanés le long de la rivière, de sa source jusqu’à la Baie. La Somme, mon fil d’Ariane.

Je m’extirpe de Saint-Quentin par le quai du Vieux Port.
La rivière, à ses premiers babils enfantins depuis Fonsommes, s’égare dans le marais d’Isle, passe sous le fameux pont Art Déco puis cabriole comme un cabri au côté du canal. Sur le chemin du halage, j’ai la route toute tracée pour Ham. Une chevauchée frénétique, à cause de ces satanés moustiques des marais qui fondent sur vous, comme des « meurt-de-faim » au moindre fléchissement.

Contraint à jouer les derviches tourneurs, j’en oublie le défilé des écluses, le fameux point Y, marquant la jonction des deux canaux, le chemin ténu après Pithon, la séance de coupe-coupe sur le vieil asphalte rongé par les ronces. Le chemin de halage s’encanaille, se mue en chemin buissonnier. Peu à peu le souvenir du haleur d’antan, le long de peupliers au garde-à-vous, s’estompe. La nature reprend ses droits dans cet entrelacs d’orties belliqueuses où des arbustes d’outre-tombe ont eu raison de l’enrobée en goudron. Je traverse un peu plus loin une zone entièrement sauvage. Des momies de saules pleureurs, aux corps noueux, meurtris par d’anciennes tempêtes, tentent d’immerger d’un univers glauque, d’une eau fangeuse. Le chemin se réduit bientôt à un simple filet, entre le canal poussif et la rivière adolescente.
Mais me voici déjà aux abords de Ham, au pays de mon enfance avec son cortège de souvenirs de jeunesse, sombres ou joyeux. Depuis le chemin rehaussé, aux berges malaisées, partent tous mes parcours de prédilection.

Combien de fois j’ai pu quitter la ville, synonyme d’ennui, pour Pithon. Des courses initiatiques pour apprendre, pour rejoindre mes paysages préférés ; la zone des près à vaches, la rivière insouciante, le fouillis de la végétation, le chemin de Brouchy, l’intermède marécageux d’où surgissait parfois, tel un crocodile, un vieux tronc au bois trempé. Puis, au bout de ce no man’s land pour adolescents aventuriers, la récompense de la virée.

Aujourd’hui, la digue conduit toujours aux vestiges de l’ancien pont ferroviaire, cassé par les « Boches », jamais dépassé à l’époque, parce qu’il me semblait entrevoir le bout du monde, le début des ténèbres.

La rue du port, enfin aux abords de la ville. Le port, un bien grand mot pour désigner l’aire de stationnement de quelques péniches - devenues rares de nos jours - avant leurs manœuvres dans l’écluse. Fidèles à l’imagerie de mon passé, ne subsistent que le banc, l’image inversée des marronniers, des mastodontes chargés de sable ou de blés et de la pittoresque maison de l’éclusier. La rivière, elle, s’est autorisée une escapade buissonnière au cœur de la ville, dans le parc Delicourt. Un endroit riant, fait pour les attentes et les rendez-vous. J’y retiens des scènes sublimes de ponts gracieux enjambant les bras du cours d’eau, la grande volière, les poissons rouges fuyant mon ombre en de jolies ronds.
Mais voici qu’apparaissent, à un coude du canal, les restes du fort. S’y attachent les souvenirs de soldatesques occupants, de prisonniers célèbres. De la « Guerrière du Santerre », édifiée par le comte de Saint-Pol, il ne reste que la tour d’entrée et des murs rescapés de l’explosif prussien. Pourtant, sous les gravats de l’histoire, subsiste un passé fécond. J’ai en mémoire l’épisode du neveu de l’Empereur, faisant la nique au Préfet de police et surnommé Badinguet, après sa rocambolesque évasion.

Vadé, un obscur écrivain picard du 18ème siècle, adepte de poésie poissarde, aurait pu chanter la louange du célèbre prisonnier, devenu génial charpentier. Son joueur de gobelets, joyeux « escroquillard », n’a-t-il pas dupé les ignorants villageois et son Préfet, avec son « théâtre imposteur » et ses « maints tours de passe-passe »
« …Allons, Messieurs, à ce tour-ci,
Par la vertu de ma baguette
Je vais changer cet écu que voici
En plomb…Partez…La chose est faite,
Le voyez-vous ? çà, maintenant
Que le plomb redevienne argent,
Soufflez dessus… » Chaque maroufle
Tour à tour de bonne foi souffle,
Et l’écu paraît de nouveau…
« Ah mon Dieu, Seigneur ! que c’est beau !
Quel esprit ! C’est pire qu’un homme,
Que cet homme là…ça, Messieurs
Leur dit Escroquillard, le temps m’appelle ailleurs. »
A leurs dépens muni d’une assez bonne somme,
Son départ fut son dernier tour ;
Le village longtemps parla de l’homme habile.

Jean-Joseph Vadé Œuvres de Vadé (Edition Garnier Frères).

Mais me voici à nouveau dans un costume étrange. La modeste micheline me conduit à travers le Santerre. Je quitte momentanément la rivière fougueuse et adolescente. Je me retourne une dernière fois sur le sillage de ces traces. Je sais que tout redevient lisse, comme après le passage d’une péniche.


David DELANNOY

Ecrivain-marcheur.
Auteur de Lectures Buissonnières (Editions La Vague Verte) et de Picardie Vagabonde (éditions Punch - 30 textes illustrés d’aquarelles de Roger Noyon et de Jean-Marc Agricola).



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