Les séjours de Mme de Staël à Maffliers - 1803 (2ème partie)

Le samedi 3 février 2007.

Mme de Staël était arrivée à Maffliers le 23 septembre 1803. Dans une lettre à Bonaparte datée de Maffliers le 26 septembre 1803, Mme de Staël demandait « seulement de passer deux mois dans une campagne à dix lieues de Paris, pour reposer [ses] enfants que la fatigue du voyage a rendues un peu malades et faire avec les créanciers de M. de Staël un arrangement qui [lui] permette d’honorer sa mémoire sans ruiner [ses] enfants … ».

Dans un brouillon de lettre à Joseph Bonaparte (le frère du Premier Consul) datée de Maffliers le 4 octobre 1803 et dont l’original n’a pas été retrouvé, Mme de Staël écrivit « Mon notaire m’a prêté pour un mois une maison à peu près inhabitable, et, ce qui est plus sérieux, malsaine pour mes enfants. Il faut donc que je la quitte absolument et je ne puis tenir un fils de treize ans loin de tous les maîtres nécessaires à son éducation. Il faut donc que je sache où je puis passer l’hiver. Si je ne puis rester à Paris, il faut que je demande un passeport pour mon fils dans quelque université savante de l’Allemagne et je ne puis attendre, pour prendre un parti, que les chemins soient devenus impraticables… ».

Mme de Staël avait également loué une maison à Paris, l’actuel 121, rue de Lille, où selon son habitude, elle se rendait clandestinement.

Considérant que Maffliers est en deçà de la limite de dix lieues de Paris, Bonaparte avait fait prévenir Mme de Staël par un ami que si elle n’était pas partie le 7 octobre, il la ferait escorter en Suisse par les gendarmes. Affolée, Mme de Staël se réfugia d’abord chez Mme de la Tour puis chez Mme Récamier à Saint-Brice. Mme Récamier fut émue : « J’avais pour Mme de Staël une admiration passionnée. L’acte arbitraire et cruel qui nous séparait me montra le despotisme sous son aspect le plus odieux. L’homme qui bannissait une femme et une telle femme ne pouvait être dans ma pensée qu’un despote impitoyable… ».

Dans une lettre adressée au Premier Consul de Saint-Brice le 8 octobre 1803, elle écrivit : « Je vivais en paix à Maffliers, sur l’assurance que vous aviez bien voulu me faire donner que j’y pourrais rester, lorsqu’on est venu me dire que des gendarmes devaient m’y prendre avec mes deux enfants. Citoyen Consul, je ne puis le croire ; vous me donneriez ainsi une cruelle illustration, j’aurais une ligne dans votre histoire. Vous perceriez le coeur de mon respectable père qui voudrait, j’en suis sûre, malgré son âge, vous demander quel crime j’ai commis, quel crime a commis sa famille pour éprouver un si barbare traitement. Si vous voulez que je quitte la France, faites-moi donner un passeport pour l’Allemagne et accordez-moi huit jours à Paris pour avoir de l’argent pour mon voyage et faire voir un médecin à ma fille, âgée de six ans, que la route a fatiguée. Dans aucun pays de la terre une telle demande ne serait refusée.
Citoyen Consul, il n’est pas de vous le mouvement qui vous porte à persécuter une femme et deux enfants ; il est impossible qu’un héros ne soit pas le protecteur de la faiblesse. Je vous en conjure encore une fois, faites-moi la grâce entière, laissez-moi vivre en paix dans la maison de mon père à Saint-Ouen ; elle est assez près de Paris pour que mon fils puisse suivre, lorsque le temps en sera venu, les cours de l’Ecole polytechnique, et assez loin pour que je n’y tienne pas de maison.
Je m’en irai au printemps, quand la saison rendra le voyage favorable pour mes enfants.
Enfin, citoyen Consul, réfléchissez un moment, avant de causer une grande douleur à une personne sans défense ; vous pouvez par un acte de simple justice m’inspirer une reconnaissance plus vraie, plus durable que beaucoup de faveurs peut-être ne vous vaudront pas »
.

Le 8 octobre au matin, Mme de Staël avait conjuré Joseph Bonaparte de tenter encore un effort pour elle et elle avait envoyé Benjamin Constant chez Fouché. Tout fut vain.

Dans Dix Années d’exil, Mme de Staël écrira qu’elle était convaincue que Bonaparte « ajournait ses résolutions contre [elle] et que Bonaparte se contentait de [lui] avoir fait peur ». Mme de Staël revint à Maffliers toute rassurée.

Le samedi 22 vendémiaire (15 octobre 1803), elle était à table avec trois de ses amis, « dans une salle d’où l’on voit le grand chemin et la porte d’entrée ». Après quatre heures du soir, un homme en habit gris à cheval, s’arrêta à la grille et sonna. Mme de Staël tenait à la main une grappe de raisin, dit Mme d’Abrantès ; elle resta immobile, défaillante, les yeux fixés sur l’apparition et n’eut que la force de balbutier ces mots : « On vient m’arrêter ». L’homme était en effet un officier de gendarmerie envoyé par le général Moncey suivant l’ordre qu’il avait reçu le 20 vendémiaire du Premier Consul. Mme de Staël s’avança vers lui en traversant le jardin. « Le parfum et la beauté du soleil la frappèrent. L’inconnu dit qu’il était le chef de la gendarmerie de Versailles (le lieutenant de gendarmerie Gaudriot) mais qu’on lui avait ordonné de ne pas mettre son uniforme dans la crainte de l’effrayer ; il lui montra une lettre signée de Bonaparte, qui portait l’ordre d’éloigner Mme de Staël à quarante lieues de Paris dans les vingt-quatre heures, en la traitant cependant avec tous les égards dus à une femme d’un nom connu. Mme de Staël allégua que ce délai suffisant pour des conscrits, ne pouvait convenir à une femme et à des enfants ; elle déclara qu’elle avait besoin de passer trois jours à Paris pour « arrangements nécessaires ». L’officier y consentit. Il monta en voiture avec elle. On avait choisi cet officier comme « le plus littéraire des gendarmes ». Il fit à sa prisonnière des compliments sur ses écrits. « Voyez, monsieur, où cela mène, d’être une femme d’esprit » répliqua Mme de Staël.

Elle s’arrêta quelques instants à Saint-Brice chez Mme Récamier. Le général Junot s’y trouvait. Il s’offrit pour aller demander la grâce de Mme de Staël. A ses supplications, Bonaparte répondit par le fameux « passato il pericolo, gabbato il santo » [1]. Les interventions de Regnault de Saint-Jean d’Angély, Fontaines, Lucien et Joseph Bonaparte furent elles aussi inutiles. Mme de Staël logeait à Paris rue de Lille à l’actuel Institut néerlandais. Cependant dit-elle, « mon gendarme revenait chaque matin me presser de partir le lendemain, et chaque fois j’avais la faiblesse de demander encore un jour ». Le 19 octobre 1803, elle part pour l’Allemagne.

Jean DESFORGES (desforges.jean@wanadoo.fr)

Quelques références

Madame de Staël. Dix années d’exil, Union générale d’éditions, Bibliothèque 10 18, Paris, 1966,
Paul Gautier, Madame de Staël et Napoléon, 3ème, édition Plon, Paris, 1921,
Ghislain de Diesbach, Madame de Staël, Perrin, 1983,
Françoise Wagener, Madame Récamier, JC Lattès, 1986,
Madame de Staël, ses amis, ses correspondants. Choix de lettres 1778-1817 présenté et commenté par Georges Solovieff, Editions Klincksieck, Paris, 1970,
Simone Balayé, Madame de Staël. Lumières et liberté, Editions Klincksieck, Paris, 1979.

[1] « Passato il pericolo, gabbato il santo » : « passé le danger, oublié le saint ».



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