Avec la revue Esprit qu’il lance en 1932, Emmanuel Mounier veut ouvrir une troisième voie entre le capitalisme et le communisme : celle d’un socialisme catholique et humaniste, mélange qui ne va pas de soi à l’époque (Herbert R. Lottman explique par exemple comment Paul Nizan accusait alors Mounier de vouloir défendre à tout prix la propriété privée et, à travers le "personnalisme", de préparer le chemin au fascisme).
Il collabore également à l’hebdomadaire Vendredi dans les années 1930. En 1938, il est un des rares penseurs catholiques, avec François Mauriac et Jacques Maritain, à acclamer dans Esprit Les Grands cimetières sous la lune de Georges Bernanos, qui dénonce l’entreprise criminelle de Franco en Espagne.
Cette même année terrible, alors que Beauvoir, Sartre, Giono, Alain et beaucoup d’autres applaudissent l’accord de Munich, Mounier désapprouve et écrit "L’énergie seule intimide la violence".
Esprit reparaît à Lyon en novembre 1940. Non franchement hostile à Pétain pendant les premières semaines du régime de Vichy, la revue critique de plus en plus l’occupant et le gouvernement français qui le soutient.
Aux côtés de Claude Roy et d’autres intellectuels qui verseront bientôt dans la Résistance, Mounier s’engage dans le mouvement vichyste pour la jeunesse "Jeune France" (que le gouvernement dissout en 1942 quand il voit cet instrument lui échapper).
Esprit est interdite en août 1941.
Mounier, qui s’était engagé à animer à l’école des cadres de la jeunesse d’Uriage un stage sur "Le Caractère" de février à août 1942, mais il est arrêté en février 1942 et emprisonné à Vals-les-Bains [1]. Une grève de la faim lui permet d’être transféré à la prison Saint-Paul de Lyon, malgré l’opposition du secrétaire général de la police René Bousquet. Sa femme, alors domiciliée 15 rue Roussy, est autorisée à le visiter.
Mounier est finalement acquitté en octobre 1942. Il vit de décembre 1942 à septembre 1944 dans la pension Beauvallon, à côté de l’école du même nom à Dieulefit dans la Drôme, où il cohabite entre autres avec Andrée Viollis. Avec elle, il rédige le journal Le Résistant de la Drôme. En 1943 et 1944, il réunit discrètement à Dieulefit des collaborateurs d’Esprit.
Sur le conseil de Pierre-Jean Jouve, Pierre Emmanuel (pseudonyme de Noël Mathieu) s’était installé dans la pension Beauvallon en juillet 1940, après que sa maison de Pontoise a été bombardée en juin. Il y reste avec sa femme jusqu’à la fin de la guerre et enseigne à l’école de Beauvallon. Grâce à eux, le village est le refuge plus ou moins clandestin de nombreux intellectuels sous l’Occupation : Henri-Pierre Roché (qui y vit de l’automne 1941 à 1945, où il commence l’écriture de Jules et Jim, tout en enseignant l’anglais et la gymnastique à l’école de Beauvallon), Jouve, Clara Malraux, Aragon et Triolet [2], Viollis, Char, Mounier… Deux fils de Jean Prévost sont cachés à l’école de Beauvallon. Dieulefit accueille ainsi plus d’un millier de réfugiés pendant la guerre.
Après la guerre, Mounier reprend la direction d’Esprit, basée 27 rue Jacob, et emménage dans une maison achetée avant guerre, Les Murs Blancs, 19 rue Henri-Irénée-Marrou à Châtenay-Malabry - aujourd’hui siège de l’Association des amis d’Emmanuel Mounier. Il y partage bientôt une vie communautaire avec les familles d’autres intellectuels proches d’Esprit : Jean-Marie Domenach, Henri Marrou, Paul Ricoeur - qui en fait sa résidence jusqu’à sa mort.
Sources et références :
Archives des années noires. Artistes, écrivains et éditeurs, éditions IMEC, 2004
www.emmanuel-mounier.net,
Louis Aragon, Elsa Triolet, Emmanuel Mounier, dans la clandestinité. Ed. A.U.E.D Valence, Études Drômoises, revue trimestrielle, numéro spécial, N°7 octobre 2001, http://etudesdromoises.free.fr,
article "La Drôme, refuge des intellectuels", par Jean Sauvageon, dans les Annales de la société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, n°6, 2004,
Henri-Pierre Roché, l’enchanteur collectionneur, par Scarlett et Philippe Reliquet, éditions Ramsay, 1999,
La Rive gauche, Herbert R. Lottman, Points Seuil n°161.
Voir aussi Louis Aragon et Elsa Triolet en Résistance.
[1] Laval ferme Uriage en décembre 1942. Encore un instrument du régime de Vichy qui lui a échappé.
[2] Qui vivent à Saint-Donat, à 80 km, entre juillet 1943 et septembre 1944. A Dieulefit, ils font quelques séjours à la pension Beauvallon ; un autre de leurs domiciles est la ferme du Lauzas, près de Comps, entre novembre et décembre 1942.