"Ils se réunissent dans l’appartement d’Édith Thomas, 15 rue Pierre-Nicole, parce qu’il n’y a pas de concierge."
Les Lettres françaises. Jalons pour l’histoire d’un journal. 1941-1972. Pierre Daix, Tallandier, 2004, page 178.
Édith Thomas est écrivain et journaliste. Elle est remarquée en 1933 pour son premier roman La Mort de Marie. Elle devient journaliste à Ce soir et écrit pour différentes revues littéraires et militantes : Vendredi, Europe, Regards, etc.). Lorsque la Guerre d’Espagne éclate, elle effectue des reportages du côté des Républicains.
Quelques années plus tard, elle devient résistante dans la France occupée et s’inscrit au Parti communiste en 1942. Elle est nommée agent de liaison pour le Front national des écrivains, dont sera issu le Comité national des écrivains (CNE), davantage ouvert aux non-communistes.
Ses textes et nouvelles sont imprimés par des presses clandestines. Elle travaille alors aux Archives nationales. « C’était, écrit-elle dans Le Témoin compromis (cité par Pierre Daix), un endroit idéal pour conspirer. Qui pourrait croire que des êtres qui ont choisi la poussière peuvent s’intéresser encore suffisamment à la vie pour risquer la leur en quelque manière ? »
Mais surtout, elle est une actrice importante du démarrage des Lettres françaises, avec Jacques Decour, Jean Paulhan et Claude Morgan. Et son appartement de la rue Pierre-Nicole, près de l’hôpital du Val-de-Grâce, est le carrefour clandestin de la résistance intellectuelle à l’occupation nazie.
En 1942, alors qu’il s’attelait au lancement d’un journal clandestin, Les Lettres françaises, Jacques Decour est arrêté puis détenu à la prison du Cherche-Midi. Il est exécuté en mai de cette année. Le parti communiste charge Claude Morgan de poursuivre l’entreprise. Il demande à Édith Thomas de contacter Jean Paulhan, qu’il sait impliqué dans le projet (Édith Thomas connaissait Paulhan, à qui elle avait soumis des manuscrits).
En septembre 1942, les deux hommes se rencontrent.
Le 1er étage du 15 rue Pierre-Nicole devient en 1943 le lieu des rencontres du comité de rédaction des Lettres françaises. La concierge du 15 loge au 13. Il arrive, certains jours de réunion, qu’une vingtaine de vélos s’entassent devant le 15, mais cela passe apparemment inaperçu.
« Par petits groupes, Mauriac avec Blanzat, Éluard avec Guillevic, Morgan avec Debû-Bridel, Paulhan avec Guéhenno, je les voyais arriver du bout de la rue, à petit pas, sans se presser, reconnaissables à ce je ne sais quoi qui fait les gens de lettres […] Qu’est-ce qui unit tous ces gens ? Comment se fait-il qu’ils soient assis là, tous ensemble ? Sans doute étaient-ils unis provisoirement dans une commune haine de l’envahisseur, par un commun refus d’accepter sa domination. Mais là s’arrêtaient les ressemblances » (Le Témoin compromis, cité par Pierre Daix).
On pourrait aussi ajouter Camus, Sartre, Pierre Seghers, Charles Vidrac, Jean Lescure, Raymond Queneau, Vercors…
Normalement, ces réunions ne devaient pas rassembler plus de cinq personnes à la fois, mais Edith Thomas compta un jour une quinzaine de bicyclettes dans l’entrée de son immeuble.
Les Lettres françaises étaient mises en page dans le bureau de Morgan, au musée du Louvre, ou rue de Vaugirard, chez Georges Adam, ou encore rue du Dragon, dans les bureaux des Cahiers d’art (Morgan habitait cette rue).
Le quartier de la rue Pierre-Nicole a été de façon étonnante habité par de grandes personnalités de la Résistance :
Jean Guéhenno a vécu les 20 dernières années de sa vie aux 35-37 rue Pierre-Nicole (plaque),
Simone Weil, 3 rue Auguste-Comte,
Geneviève Anthonioz-de Gaulle.
Sources :
Les Lettres françaises. Jalons pour l’histoire d’un journal. 1941-1972. Pierre Daix, Tallandier, 2004,
Paris, les lieux de la Résistance. Anne Thoraval, Parigramme, 2007.
La Rive gauche. Du front populaire à la guerre froide. Herbert R. Lottman, Points Seuil n°161.