Le donjon du château de Vincennes a récemment été réouvert à la visite.
Il sert de prison jusqu’à la Seconde guerre mondiale.
La passionnante Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, publiée en juin 1749, et ses Bijoux indiscrets, jugés scandaleux, valent à Diderot d’être emprisonné de juillet à novembre à Vincennes, car il est allé un peu loin, au goût de la censure royale, dans les thèses matérialistes et la mise en question de l’existence de Dieu. Diderot, qui persévère, profite de sa détention en 1749 pour rédiger la Lettre sur les sourds et muets à l’usage de ceux qui entendent et qui parlent, qui paraît anonymement en février 1751, au moment où sort le premier tome de L’Encyclopédie. Cela ne lui vaut pas un nouvel emprisonnement, car les enjeux économiques liés à la diffusion de L’Encyclopédie le protègent.
Victor Riqueti, marquis de Mirabeau, est un autre familier des lieux. Son Ami des hommes est un traité économique dont les premiers volumes paraissent en 1756. Il s’y rallie peu à peu aux théories de François Quesnay [1] et des physiocrates, pères du libéralisme économique. La Théorie de l’impôt de Mirabeau - où il critique le système fiscal et les fermiers généraux - le conduit à Vincennes pour huit jours, puis le fait assigner à résidence en 1761 dans son château du Bignon.
Par une lettre de cachet obtenue par son père le marquis (qui rêvait de faire enfermer toute la famille et reprochait en particulier à son fils de s’être endetté et de poursuivre de ses ardeurs Sophie de Ruffey, épouse d’un autre marquis), son fils le comte Honoré Gabriel Riquet de Mirabeau est lui aussi emprisonné de 1777 à 1780, dans la tourelle Nord-ouest au premier étage où il compose Des Lettres de cachet et des prisons d’Etat, dont le ministre Vergennes s’empresse d’interdire la parution.
Le marquis de Sade est un autre locataire du donjon. Il goûte un premier séjour de quinze jours et un second de sept ans, entre 1777 et 1784, à la même époque que Mirabeau. La famille de Sade a obtenu elle aussi une lettre de cachet du roi pour lui éviter la peine de mort, suite à un procès où l’avait mené, encore une fois, sa vie légèrement déréglée. Il est un des rares occupant du donjon dont on puisse situer avec précision la cellule.
Les prisonniers de Vincennes sont aussi politiques ou religieux : Henri de Navarre (futur Henri IV) ; l’abbé de Saint-Cyran, promoteur du jansénisme ; le Grand Condé, opposant à Mazarin, vient séjourner ici en 1650 et le cardinal de Retz de 1652 à 1654, Nicolas Fouquet en 1661 ; les murs du donjon accueillent encore Blanqui et Raspail.
Sans le donjon de Vincennes, aurait-on eu le Discours sur les Sciences et les arts de Jean-Jacques Rousseau ? C’est en effet en allant rendre une visite à son ami Diderot au donjon, en octobre 1749, que Rousseau fait une découverte dans Le Mercure de France, comme il le raconte dans le livre VIII des Confessions [2] :
" En revenant à Paris, j’y appris l’agréable nouvelle que Diderot était sorti du donjon, et qu’on lui avait donné le château et le parc de Vincennes pour prison, sur sa parole, avec permission de voir ses amis. Qu’il me fut dur de n’y pouvoir courir à l’instant même ! Mais retenu deux ou trois jours chez madame Dupin par des soins indispensables, après trois ou quatre siècles d’impatience, je volai dans les bras de mon ami. Moment inexprimable ! Il n’était pas seul ; d’Alembert et le trésorier de la Sainte-Chapelle étaient avec lui. En entrant je ne vis que lui ; je ne fis qu’un saut, un cri ; je collai mon visage sur le sien, je le serrai étroitement sans lui parler autrement que par mes pleurs et mes sanglots ; j’étouffais de tendresse et de joie. Son premier mouvement, sorti de mes bras, fut de se tourner vers l’ecclésiastique, et de lui dire : Vous voyez, monsieur, comment m’aiment mes amis. Tout entier à mon émotion, je ne réfléchis pas alors à cette manière d’en tirer avantage ; mais en y pensant quelquefois depuis ce temps-là, j’ai toujours jugé qu’à la place de Diderot ce n’eût pas été là la première idée qui me serait venue.
Je le trouvai très affecté de sa prison. Le donjon lui avait fait une impression terrible ; et quoiqu’il fût agréablement au château, et maître de ses promenades dans un parc qui n’est pas même fermé de murs, il avait besoin de la société de ses amis pour ne pas se livrer à son humeur noire. Comme j’étais assurément celui qui compatissait le plus à sa peine, je crus aussi être celui dont la vue lui serait la plus consolante ; et tous les deux jours au plus tard, malgré des occupations très exigeantes, j’allais, soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui les après-midi.
Cette année 1749, l’été fut d’une chaleur excessive. On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de payer des fiacres, à deux heures après midi j’allais à pied quand j’étais seul, et j’allais vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la route, toujours élagués à la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre ; et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m’étendais par terre, n’en pouvant plus. Je m’avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France ; et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l’Académie de Dijon pour le prix de l’année suivante, Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs.
A l’instant de cette lecture je vis un autre univers et je
devins un autre homme. Quoique j’aie un souvenir vif de
l’impression que j’en reçus, les détails m’en sont échappés
depuis que je les ai déposés dans une de mes quatre lettres à M.
de Malesherbes. C’est une des singularités de ma mémoire qui
mérite d’être dite. Quand elle me sert, ce n’est qu’autant que je
me suis reposé sur elle : sitôt que j’en confie le dépôt au
papier, elle m’abandonne ; et dès qu’une fois j’ai écrit une
chose, je ne m’en souviens plus du tout. Cette singularité me
suit jusque dans la musique. Avant de l’apprendre, je savais par
cœur des multitudes de chansons : sitôt que j’ai su chanter des
airs notés, je n’en ai pu retenir aucun ; et je doute que de ceux
que j’ai le plus aimés j’en puisse aujourd’hui redire un seul
tout entier.
Ce que je me rappelle bien distinctement dans cette
occasion, c’est qu’arrivant à Vincennes, j’étais dans une
agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut ; je lui en dis
la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite en
crayon sous un chêne. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées,
et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus
perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet
inévitable de cet instant d’égarement.
Mes sentiments se montèrent, avec la plus inconcevable rapidité, au ton de mes idées. Toutes mes petites passions furent étouffées par l’enthousiasme de la vérité, de la liberté, de la vertu ; et ce qu’il y a de plus étonnant est que cette effervescence se soutint dans mon cœur, durant plus de quatre ou cinq ans, à un aussi haut degré peut-être qu’elle ait jamais été dans le cœur d’aucun autre homme.
Je travaillai ce discours d’une façon bien singulière, et que j’ai presque toujours suivie dans mes autres ouvrages. Je lui consacrais les insomnies de mes nuits. Je méditais dans mon lit à yeux fermés, et je tournais et retournais mes périodes dans ma tête avec des peines incroyables ; puis, quand j’étais parvenu à en être content, je les déposais dans ma mémoire jusqu’à ce que je pusse les mettre sur le papier : mais le temps de me lever et de m’habiller me faisait tout perdre ; et quand je m’étais mis à mon papier, il ne me venait presque plus rien de ce que j’avais composé. Je m’avisai de prendre pour secrétaire madame le Vasseur. Je l’avais logée avec sa fille et son mari plus près de moi ; et c’était elle qui, pour m’épargner un domestique, venait tous les matins allumer mon feu et faire mon petit service. A son arrivée, je lui dictais de mon lit mon travail de la nuit ; et cette pratique, que j’ai longtemps suivie, m’a sauvé bien des oublis.
Quand ce discours fut fait, je le montrai à Diderot, qui en fut content, et m’indiqua quelques corrections. Cependant cet ouvrage, plein de chaleur et de force, manque absolument de logique et d’ordre ; de tous ceux qui sont sortis de ma plume c’est le plus faible de raisonnement, et le plus pauvre de nombre et d’harmonie : mais avec quelque talent qu’on puisse être né, l’art d’écrire ne s’apprend pas tout d’un coup.
Je fis partir cette pièce sans en parler à personne autre, si ce n’est, je pense, à Grimm […]"
A lire :
Balades sur les pas des écrivains en Val-de-Marne, éditions Alexandrines.