Anne BORREL

Rencontre et libre échange sur les maisons d’écrivain
Le samedi 29 mai 2004.
Au printemps 2004 à Orléans, rencontre avec Anne Borrel, qui répond aux questions de Terres d’écrivains sur les maisons d’écrivain et leurs publics, le rapport à la lecture, l’histoire et l’avenir du tourisme culturel, avant de revenir à l’éducation, sa "terre" d’origine.
Expériences et discours atypiques garantis !

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N’attendons pas qu’Anne Borrel nous serve les habituelles généralités sur les « maisons d’écrivain ». Cette fine observatrice des lieux de l’écrit et du « patrimoine littéraire » sous toutes ses formes depuis plus de quinze ans, responsable, de 1987 à 1998, du Musée Marcel Proust à Illiers-Combray, aujourd’hui conseiller pour le Livre et la Lecture à la DRAC du Centre [1] se refuse aux synthèses globalisantes, aux statistiques illisibles et autres typologies qui n’enseignent finalement que très peu sur l’art et la manière de faire vivre la (ou les) littérature(s) dans l’humus ou le béton de leurs origines.
Son approche du sujet - comme son parcours personnel - est assez atypique ; avec un regard neuf, un œil vif, un souci d’analyse percutant, elle joue de tous les côtés à la fois : « laboureur de nuages » et pourtant « bien sur le terrain », elle puise des forces dans l’imagination, les rêves, la poésie, dans une vraie « culture classique », qui ne l’empêche pas d’avoir un esprit résolument prospectif (elle parlait « base de données » avant Internet) et de n’être pas trop ignorante des NTIC [2] ; elle évoque aujourd’hui la nécessité de « réseaux, peut-être », de « programmes de formation », de « mise en œuvre de partenariats »…, elle loue « le dynamisme insufflé par la loi du 1er août 2003 sur le mécénat », mais surtout, elle met en évidence sa mission de service public - mission d’expertise et de conseil - consultations gratuites dont peuvent bénéficier tous ceux (associations ou personnes privées) dont les besoins ou les projets le justifient.
Les maisons d’écrivain suscitent-elles aujourd’hui auprès du public un plus grand intérêt qu’il y a dix ans ? Leur image se dépoussière-t-elle ? Peu importe. Les horizons d’Anne Borrel sont largement ouverts et les perspectives sont vastes et dynamiques.

« Peut-on parler de « maison d’écrivain » ? »
« Qu’est-ce que cela signifie ? » ; « Est-ce que cela existe, même ? » Dans la bouche d’une co-fondatrice de la Fédération des Maisons d’écrivain et des Patrimoines littéraires (1996) et de l’Association des Maisons d’écrivain (1997), le propos ne laisse pas d’être paradoxal… ; il l’est - volontairement ; et volontairement provocateur. Il s’agit de remuer les esprits ; d’agiter les réflexions ; il ne faut pas s’endormir… De même qu’un vigneron ne va pas planter un écriteau « Bon vin » au milieu de ses vignes pour asseoir la réputation de son produit, il ne suffit pas d’annoncer, sous la pancarte « Maison d’écrivain », que « Machin, poète des Trucs, a vécu dans cette maison de 1886 à 1902 et y a écrit la plus grande partie de son œuvre » pour faire se précipiter un public avide d’admirer la plume, l’encrier et le crayon pieusement disposés sur le bureau de la célébrité du chef-lieu. Sous quel « label » ranger, à quel « statut » soumettre, des demeures - chaumières, fermes, châteaux, tourelles, bergeries, bastides, maisonnettes, villas, bibliothèques, appartements, dont le seul point commun est ce qui les distingue : l’intimité de vies rêvées par des fantômes, l’individualité des mots générés dans ces abris ?
Pas de pancarte, pas de panneau, donc, mais une préoccupation : que chaque lieu parle son langage ; et que ce langage soit celui que puisse entendre le public, les publics.

Un intérêt ancien et qui évolue
Surprise : l’intérêt du public pour ces lieux chargés d’histoire ne date pas de quelques dizaines d’années… mais de quelques dizaines de siècles ! Et cet intérêt évolue avec le temps, accompagnant l’évolution de la perception de l’écrivain par la société.
L’Antiquité, qui a « inventé » un tombeau d’Homère dans l’île d’Ios, est ressuscitée par le récit que fait Alexandre Dumas de sa visite au tombeau de Virgile, « à l’entrée de la grotte de Pouzzoles », où on parvient « par un sentier tout couvert de ronces et d’épines […] ; on [y] descend par un escalier à demi-ruiné, entre les marches duquel poussent de grosses touffes de myrtes » avant de se trouver dans le sanctuaire. Dumas note que « l’urne qui contenait les cendres de Virgile y resta jusqu’au quatorzième siècle. Un jour on l’enleva sous prétexte de la mettre en sûreté : depuis ce jour elle n’a plus reparu. »
« Seul dans le tombeau », l’auteur des Trois mousquetaires donne libre cours à sa méditation : « mes regards se reportèrent naturellement en arrière, et j’essayai de me faire une idée bien précise de Virgile et de ce monde antique au milieu duquel il vivait. […] Peut-être même Auguste était-il venu dans ce tombeau, où je venais à mon tour, et s’était-il adossé à ce même endroit où, adossé moi-même, je venais de voir passer devant mes yeux toute cette gigantesque histoire ». Le « ton » du « pèlerinage littéraire » et de la méditation qui y est attachée est donné depuis longtemps lorsque Dumas évoque dans Le Corricolo ce lieu qui a vu Dante et Pétrarque renouveler le geste pieux de planter un laurier sur la tombe du poète. A la Renaissance, le poète Maurice Scève prétendra retrouver la tombe de Laure de Noves, la bien-aimée de Pétrarque : les « pèlerins » de l’amour autant que de la littérature s’y pressent depuis…
Le siècle des Lumières voit un type nouveau de voyage littéraire : la visite au grand homme. Le grand écrivain vivant est un monument, un oracle que l’on va consulter autant que révérer, tel Goethe à Weimar ou Voltaire à Ferney. Carlyle, dans Les Héros, se fait l’écho du changement notable des mentalités et de la « stature » acquise par l’homme de plume : à côté du créateur de religion (Mahomet) et du chef de guerre (Napoléon), se tient le héros des lettres : Shakespeare. Mais lorsque, plus tard, Henry James suggérera la dévotion des visiteurs et des gardiens pour La maison natale du génie anglais, ce ne sera pas sans un humour corrosif - quoique voilé d’innocence - qui ridiculise, dans sa cruelle vérité, les excès de cette vénération [3]. Le fétichisme n’est pas loin et le touriste du XIXème siècle connaissait déjà les « produits dérivés » comme les objets usuels reproduisant les personnages des grandes fresques littéraires de Balzac ou de Jules Verne…
Peu à peu, ce n’est plus seulement le public cultivé qui s’intéresse aux lieux littéraires ; un public plus large, pas toujours connaisseur mais curieux, aspirant à se cultiver à l’occasion, par exemple dans le cadre de ses loisirs, se développe. Nombreux sont les enseignants parmi celles et ceux qui bénéficient des congés payés à partir de 1936 ; il serait intéressant d’étudier quel rôle ceux-ci ont joué dans l’émergence du tourisme culturel.

Donner à lire sans faire lire à tout prix
Cependant, si le tourisme à destination des sites littéraires s’accroît et se transforme, il ne connaît pas la vogue qui est liée, par exemple, au patrimoine industriel, pourtant plus récent ; c’est qu’il se heurte à un obstacle de taille : l’effort de lecture nécessaire pour aborder l’œuvre des écrivains, et notamment celle d’auteurs réputés difficiles comme Proust. Serions-nous loin désormais de Ce vice impuni la lecture qu’illustrait Valery Larbaud entre les deux guerres ? A voir les chiffres de l’édition en France, on peut se demander si lire ne demande pas en 2004 un effort plus grand qu’il y a quelques années ou dizaines d’années ; et qu’en est-il du « plaisir de lire » ?…
Le défi est donc de faire parler la littérature dans « ses » lieux sans décourager le public en lui imposant un passage obligé et unique par la lecture… tout en donnant à goûter des textes, car l’objectif reste tout de même, à partir du lieu, de faire découvrir une œuvre.
Goûter… Bien sûr, on pense tout de suite à la célèbre madeleine de Proust… Pourquoi, en effet, ne pas emprunter des détours « gustatifs » pour aborder cet auteur dans un bonheur « délicieux » ? Donner à goûter une œuvre est parfaitement justifié avec des auteurs comme Proust, Dumas, Colette… pour qui, comme le démontre magistralement Anne Borrel, la création culinaire est une métaphore de la création littéraire. Et Anne Borrel, qui a donné un subtil et savoureux Proust - La Cuisine retrouvée [4], peut témoigner du succès qu’ont eues, auprès du public et des professionnels, des opérations comme « Le Mai des cuisiniers d’Eure-et-Loir - A table avec Marcel Proust » qui a conduit quarante-deux restaurateurs d’Eure-et-Loir à proposer, en 1993 et 1994, des « menus Proust » nourris de citations très incitatives.
« Donner à goûter », c’est aussi et surtout, dans les maisons des écrivains, donner à entendre, donner à voir, les textes par des lectures, des animations, des expositions, des concerts, du multimédia, des spectacles, des conférences…

Jeunes publics et classes de patrimoine
A ce titre, ce qui se passe lorsqu’une « classe de patrimoine » visite une maison d’écrivain est riche d’enseignements. Anne Borrel en a reçu de nombreuses dans le Musée d’Illiers-Combray, qui ressemble à une petite maison de grand-mère. Ces enfants (du CM2 à la 4ème) n’ont pas encore les appréhensions qu’ont les adultes par rapport à Proust (« c’est difficile à lire », « il faut s’accrocher », etc.). Sur ce terrain vierge, des parcours pédagogiques novateurs peuvent être très fructueux, tel celui effectué, par exemple, par cette classe de CM2 qui, dans sa découverte de Proust, a conjugué avec la lecture et l’écriture, les arts plastiques, la géographie, l’histoire, l’initiation à l’anglais, la photographie, les sciences de la vie, la musique, pour finir par la conception d’un CD Rom vraiment pluridisciplinaire [5].

De l’Education nationale au tourisme culturel
Faire parler un lieu pour le faire vivre… L’intégrer, aussi, dans le paysage historique et culturel de sa région. S’il est rare que l’on traverse la France pour voir un lieu littéraire précis, on accepte volontiers de croiser des écrivains lors d’un périple autour des châteaux de la Loire ou sur la route des grands vins de Bordeaux. Eviter de « spécialiser » la visite littéraire, fondre les itinéraires littéraires dans des intérêts plus larges du public signifie, là encore, innover, nouer des partenariats, travailler en réseau. L’effort est important, alors qu’une « maison d’écrivain » dispose parfois de peu de moyens. Mais le jeu en vaut la chandelle.

Cependant, insiste Anne Borrel, effrayée par ce qu’elle voit trop souvent comme de dangereuses dérives, « Pitié ! Pitié pour les publics et surtout pour les écrivains ! Un peu de respect ! La recherche du succès n’est pas une raison pour faire ou accepter n’importe quoi ! Les grands auteurs n’ont nul besoin d’être travestis, voire dénaturés, pour attirer des lecteurs qui ne liront, en fait, que d’indignes parodies ou de piètres mascarades. Leurs textes, présentés « en situation », dans des mises en scène attrayantes, sont assez riches pour « nourrir » d’eux-mêmes un public qui se réjouira d’être considéré comme intelligent. »

[1] Comment devient-on responsable de la maison de Marcel Proust à Illiers-Combray ? Après une école supérieure de commerce, une agrégation de Lettres et quelques années d’enseignement classique, les hasards de la vie et de la littérature (elle prépare alors une thèse sur les « Journaux et mémoires personnels du XIVème et du début du XVème siècle ») remettent Anne Borrel en présence de son vieux professeur de philosophie dans la salle des imprimés de la Bibliothèque nationale. Celui-ci, directeur du Bulletin Marcel Proust, l’invite à rencontrer des « Amis de Marcel Proust ». Le panthéon littéraire d’Anne Borrel est déjà très éclectique et étendu à travers les siècles ; si elle cite volontiers des passages entiers de nombre d’auteurs dont elle semble naturellement « imprégnée », son registre ne s’est pas encore ouvert en profondeur sur « la langue essentielle, véritablement poétique » de l’auteur de La Recherche : c’est une révélation - et une lente maturation. Elle participe régulièrement à des rencontres de « proustiens » (« mot inepte, selon elle, et qui ne veut rien dire » ; d’où les guillemets). Elue au conseil d’administration de la Société des Amis de Proust et des Amis de Combray, elle en devient secrétaire générale en 1987 et, à la demande du président, Maurice Schumann, est mise à la disposition de l’association par le ministre de l’Education nationale. L’Institut Marcel Proust international, fondé en 1988, organise alors d’importants colloques : « Universalité de Marcel Proust », « Proust et la médecine », « Proust et l’Angleterre », « Proust et Paris »… et réalise des publications telles que Marcel Proust - Ecrits de jeunesse 1887-1895.
De 1987 à 1998, elle assure la responsabilité de l’association, la restauration et l’animation du Musée Marcel Proust d’Illiers-Combray, organise de nombreuses manifestations, fait des conférences, publie, diffuse l’œuvre de Marcel Proust. Au début de 1999, elle est détachée au ministère de la Culture où, à la DRAC Centre, elle est chargée du patrimoine écrit et d’une mission concernant les maisons d’écrivain. Depuis 2003, elle est conservateur d’état.

[2] Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication

[3] Anne Borrel s’amusera de constater chez certains « Proustomanes » les mêmes ravages que ceux qu’épingle Henry James chez les adorateurs de Shakespeare ; néanmoins, vigilante à se garder de toute « contamination » ou « folie » (ça arrive, paraît-il !), elle dit avoir fait de son mieux afin de « conserver la distance critique nécessaire pour être efficace… ».

[4] Avec Alain Senderens, aux Editions du Chêne.

[5] Alors pourquoi, malgré leur intérêt, les classes de patrimoine et les classes littéraires sont-elles si peu nombreuses ? Le problème semble davantage être lié à des questions d’intendance, d’organisation des déplacements, d’hébergement, etc….qu’à des difficultés financières, car les budgets existent.



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