Balade littéraire avec Proust à Paris (3)

De la place du général Catroux à la rue Cambon
Le vendredi 22 juin 2007.
Quand j’étais tout enfant, le sort d’aucun personnage de l’histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l’arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours, je dus rester dans « l’arche ». Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l’arche, malgré qu’elle fût close et qu’il fît nuit sur la terre. Les Plaisirs et les jours.

Départ : métro Malesherbes. Arrivée : métro Concorde. Durée de la balade : 2 heures.

1) Georges Weil, frère de la mère de Marcel, habite 22 place Malesherbes (aujourd’hui place du Général Catroux). Il est le fils de Nathée Weil – lui-même frère de « l’oncle Louis » –, qui a épousé Adèle Berncastel. Georges est d’abord avocat puis juge au Tribunal de première instance de la Seine, puis conseiller à la Cour d’Appel de Paris. Il décède ici en 1906.

2) Proust fréquente le salon de Mme de Saint-Marceaux, 100 boulevard Malesherbes.

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Geneviève Straus

3) Geneviève Straus, un des modèles de la duchesse de Guermantes, demeure 104 rue de Miromesnil. Descendante d’une famille (les Halévy) marquée par la maladie mentale et fille d’une mère soignée par le docteur Blanche, veuve du compositeur Georges Bizet, Geneviève tient un salon pour être entourée, se faire aimer et lutter contre la dépression. Proust y rencontre Maupassant. Degas et la princesse Mathilde se montrent parfois ici. L’appartement est décoré de toiles de Corot, Monet, Fragonard, Boudin, Quentin de La Tour.

« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature. »
Le Temps retrouvé.

Un fidèle du salon des Straus, le séduisant Charles Haas, grand ami des Greffulhe, est le modèle principal de Charles Swann, mais pas le seul. Proust attribue aussi à Swann l’érudition de Charles Éphrussi, fondateur de la Gazette des beaux-arts, collectionneur et mécène de Renoir et Manet – il apparaît avec un chapeau haut de forme dans le Déjeuner des canotiers de Renoir. Il lui donne enfin certains traits de son propre caractère. Il est ainsi étonnant de découvrir, à la lecture des Cahiers de l’écrivain, que certaines des aventures du narrateur étaient à l’origine celles de Swann jeune. « Plus tard (dit Benjamin Crémieux), Proust, éprouvant le besoin de peindre deux aspects de sa nature, et à la fois son hérédité juive et son hérédité chrétienne, s’est dédoublé en deux personnages : le Narrateur Marcel et Charles Swann, ce dernier ayant à la fois son amour du monde, sa jalousie morbide, ses amitiés aristocratiques et son goût des arts » (André Maurois, À la recherche de Marcel Proust).

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Charles Haas

4) Pierre Lavalée, un ami lycéen de Proust, habite 49 rue de Naples.

5) Le salon de l’artiste Madeleine Lemaire se trouve 35 rue de Monceau. Son absence de beauté et d’intelligence se retrouve dans le portrait de Mme Verdurin. Proust retrouve ici ses amis Montesquiou et Lucien Daudet. Grâce à Madeleine Lemaire, il fait connaissance avec Reynaldo Hahn ainsi qu’avec Monet et Camille Saint-Saëns.

6) Au 69 rue de Courcelles demeure Antoine Bibesco, ami de Proust à partir de 1899 et qu’il surnomme, avec son frère Emmanuel, les frères Karamazov. Ce sont des cousins d’Anna de Noailles.

7) Celle-ci grandit 34 avenue Hoche dans l’hôtel de sa famille, les Brancovan, aujourd’hui disparu.

8) Chez Mme de Caillavet, qui reçoit le mercredi 12 avenue Hoche, Proust rencontre Anatole France. Mais celui-ci le fuit un peu, car il sait qu’une soirée avec Marcel commence tard le soir et se prolonge jusqu’au petit matin…

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Anatole France

9) Ce dernier vit entre octobre 1900 et août 1906 au 2e étage sur rue du 45 rue de Courcelles (à l’angle avec la rue de Monceau), avec ses parents jusqu’en 1903, puis sa mère seule ensuite. Délaissant Jean Santeuil, Marcel se passionne pour le critique d’art anglais John Ruskin, qu’il entreprend de traduire en 1899… sans connaître l’anglais. Sa mère qui, elle, maîtrise cette langue, compose le jour des premiers jets qu’il réécrit la nuit. Il sort aussi beaucoup avec ses amis, et Mme Proust tente de le discipliner, connaissant son talent mais aussi ses faiblesses. La Bible d’Amiens, traduite de Ruskin par Marcel et sa mère, paraît en 1904.

10) La princesse Mathilde tient son salon 20 rue de Berri. Proust le fréquente à partir de 1891.

11) Non loin de là, il enterre son père le 28 novembre 1903 à Saint-Philippe du Roule, en présence de nombreux représentants du monde médical et politique.

12) Au 12 rue de Miromesnil, encore un autre salon fréquenté par l’écrivain : celui de la comtesse de Beaulaincourt qui accueille également les frères Goncourt, Sainte-Beuve, etc. Proust s’inspire d’elle pour créer Mme de Villeparisis.

13) Le 32 rue de Miromesnil est l’adresse de la comtesse de Chevigné, autre modèle de la duchesse Oriane de Guermantes, idole inaccessible du narrateur de la Recherche, belle-sœur de Charlus et grande amie de Swann.

14) Jeanne et Adrien (et Marcel à partir de 1871) vivent 8 rue Roy (2e étage sur rue) entre septembre 1870 et août 1873.

15) Le Félix Potin du roman a été remplacé depuis par un magasin Prisunic, place Saint-Augustin.

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L’église Saint-Augustin

16) Bien qu’athée comme son père, Robert Proust se marie en janvier 1903 à l’église Saint-Augustin (3 avenue César Caire). Il est médecin comme Adrien. On l’appelle « le beau Proust » et Marcel, « le petit Proust ». Marcel en veut à son frère de l’avoir fait sortir un tel jour. Il assiste à la messe emmitouflé dans trois manteaux.

17) Au 102 boulevard Haussmann, on ne peut plus – depuis 2004 – visiter l’appartement que Proust habite au 2e étage sur rue entre décembre 1906 et juin 1919. La banque Varin-Bernier, dont le nom orne la façade, occupe l’immeuble après Proust, jusqu’à récemment. Le Crédit Industriel et Commercial est maintenant maître des lieux mais ne souhaite apparemment pas entretenir la mémoire de l’écrivain…
C’est donc dans l’appartement de son grand oncle Louis décédé que Marcel s’installe, désorienté, après la mort de sa mère en 1905. Il ne supporte plus d’habiter seul le grand appartement du 45 rue de Courcelles. Il pense aussi qu’il ne parviendrait pas à payer ce loyer, alors qu’il vient d’hériter de sa mère une petite fortune (qu’il consommera régulièrement, entre placements boursiers ratés – ce n’est pourtant pas une habitude de la famille –, cadeaux à ses amis et pertes au casino de Cabourg).

Sans son guide maternel, il se plonge à partir de 1908-1909 dans la conception de À la Recherche du temps perdu. « La mort de ses parents, la maturation de ses idées, sans doute aussi quelque soudaine illumination, tout cela fit qu’il se mit alors au travail. Il se sentait très malade. Vivrait-il encore assez longtemps pour faire son œuvre ? » (André Maurois, À la Recherche de Marcel Proust). Sa maladie le condamne à une solitude qu’il consacre à l’écriture.
Comme plus tard Colette sur le « lit-radeau » de sa chambre du Palais Royal, il aménage son lieu de repos en pièce de travail. Une table qu’il appelle « la chaloupe » supporte, en plus de son matériel d’écriture, une bouteille d’Évian, du tilleul et une bougie qui brûle jour et nuit afin d’allumer ses poudres à fumigations (pas d’allumettes à cause des odeurs de soufre). Il travaille la nuit, vêtu d’une chemise de nuit et de plusieurs tricots. Après avoir vainement essayé de convaincre ses voisins de faire leurs travaux, déménagements, aller venues, etc. la nuit comme lui, il trouve en 1910 la solution pour amortir les bruits lorsqu’il se repose le jour : tapisser de liège les murs de sa chambre. Il garde ses fenêtres closes à partir du printemps, pour se protéger du pollen des arbres de la rue.

Plutôt que d’avoir une grande bibliothèque dans laquelle il ne retrouverait rien, il préfère, pour disposer des ouvrages dont il aura besoin, les prêter à ses amis et les leur demander le moment venu.
Ses sorties, moins fréquentes à partir de la guerre, ont désormais un but plus ou autant utilitaire que de loisir : elles lui permettent d’observer les caractères qui construisent les personnages de son récit. Des visiteurs lui rendent parfois visite, qui sont autant d’informateurs. Proust les interroge sur des détails concernant des lieux, des vêtements, des expressions… Il adresse même par courrier des listes de questions à certains correspondants, comme s’il habitait un pays étranger. Il n’hésite pas, en cas d’« urgence », à dépêcher un messager au milieu de la nuit ou à se déplacer en personne, comme lorsqu’il frappe à la porte des Caillavet un soir à 23 h 30 et demande à voir leur fille, simplement pour recueillir des impressions dont il a besoin pour décrire Mademoiselle de Saint-Loup.

« Cher ami, je suis peut-être bouché à l’émeri, mais je ne puis comprendre qu’un monsieur puisse employer trente pages à décrire comment il se tourne et se retourne dans son lit avant de trouver le sommeil. J’ai beau me prendre la tête entre les mains… »
Réponse des éditions Ollendorff à la réception du manuscrit de la Recherche, février 1913.

Les souvenirs, les impressions, les sentiments guident ainsi Proust et le narrateur de la Recherche dans un récit qui ne procède pas chronologiquement. Les Cahiers de l’écrivain conservés à la Bibliothèque Nationale le montrent bien : il n’écrit pas à marche forcée. Il laisse les événements, les lieux et les personnages qu’il a croisés revenir à la surface, dans le désordre. Il écrit par fragments et le puzzle se reconstitue peu à peu (ou pas, comme pour Jean Santeuil). Lorsque, au fil du roman, certains personnages demandent à disposer de plus de temps et d’espace, Proust ajoute de nouveaux développements à un récit qu’il ne finit jamais de retravailler. On imagine quel usage il aurait fait du traitement de texte !…

Signalons aussi que le 128 boulevard Haussmann est l’adresse du fleuriste Lemaître qui apparaît dans la Recherche, le 122 une autre adresse de Geneviève Straus et le 98, celle du marchand d’étoffes Babani.

18) Le grand oncle du narrateur habite 40 bis boulevard Malesherbes, de la même manière que le grand-Père Weil de Marcel habitait 40 bis rue du Faubourg Poissonnière, qui existe toujours. Dans le roman apparaît le fleuriste Debac, au 63 boulevard Malesherbes.

19) Reynaldo Hahn vit son enfance 6 rue du Cirque. On le retrouve 7 rue Greffulhe (plaque) à la fin de sa vie. Entre deux, il a été l’amant de Proust après avoir été celui de Camille Saint-Saëns. Proust n’avoue jamais publiquement son homosexualité et, au contraire, dénonce celle de ses personnages. À la fin de la Recherche, on comprend que nombre de ses protagonistes masculins appartiennent au côté de Sodome et quelques-uns des féminins à celui de Gomorrhe.

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La comtesse de Greffulhe.

20) La comtesse de Greffulhe est le modèle principal de la duchesse de Guermantes. Sa beauté est immortalisée par Nadar et sur toile. Elle habite trois hôtels 8 rue d’Astorg. C’est « […] une espèce de cité d’Angkor de l’aristocratie, un morceau du faubourg Saint-Germain à mi-chemin entre la plaine Monceau et le faubourg Saint-Honoré », décrit Ghislain de Diesbach dans son Proust. La rue d’Astorg est aussi le havre parisien discret de souverains qui viennent incognito dans la capitale.

21) Dans le roman, les Verdurin habitent rue Montalivet.

22) Le salon de Mme Stern, 68 rue du Faubourg-Saint-Honoré, est une autre demeure de l’aristocrate faubourg Saint-Germain située en-dehors du « vrai » faubourg Saint-Germain, dans laquelle Proust est introduit par Reynaldo Hahn.

23) Pendant plusieurs années, Marcel et son frère Robert se promènent au jardin des Champs-Élysées après leurs cours au lycée Condorcet. Ils y retrouvent leurs camarades du lycée et de leur quartier du boulevard Malesherbes. Marcel s’éprend ici de Marie de Benardaky, modèle de Gilberte Swann dans la Recherche. De plus en plus emmitouflé au fur et à mesure que son asthme prend de l’ampleur, il aime aussi se promener au parc Monceau et au bois de Boulogne.

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Les Champs-Elysées

24) La famille Proust vit presque trente ans – entre août 1873 et septembre 1900 – au 1er étage sur cour (côté gauche) du 9 boulevard Malesherbes, à la hauteur de la rue de la Ville-L’Évêque. Robert est né en mai 1873. Des fenêtres de l’appartement donnent sur la rue de Surène. Comme plus tard 45 rue de Courcelles, Adrien reçoit ses patients dans sa bibliothèque.

Encouragé par les penchants qu’ont pour la littérature les membres de sa famille maternelle, Marcel se plonge dans Le Capitaine Fracasse, Sand, Musset, Eliot, Stevenson, Gautier, Balzac, Dickens, Dumas, Rousseau, etc. Adrien Proust, lui, ne s’intéresse qu’à la médecine.
Le lycée Condorcet n’est pas loin. Marcel est bachelier en 1889. Il s’inscrit ensuite à l’École des sciences politiques et à l’École de droit. Il est à Orléans entre novembre 1889 et novembre 1890 pour effectuer son service militaire, s’initiant à l’équitation, à l’escrime et à la natation (il réside à la caserne Coligny, faubourg Bannier, puis loue une chambre 92 rue du faubourg Bannier, car son asthme gêne ses camarades de chambrée). Il est licencié en droit fin 1893 et en lettres en 1895. Son asthme, qui l’avait laissé depuis quelques années en repos relatif, réapparaît avec vigueur au milieu des années 1890. Il décide alors de vivre et d’écrire la nuit – sauf quand il est très malade – et de dormir le jour. Pas question, bien entendu, qu’un domestique ou un membre de la famille s’autorise alors à faire du bruit ou à pénétrer dans sa chambre !

Il créera en 1892 la revue mensuelle Le Banquet [1] avec des anciens du lycée : Gregh, Halévy, Bizet, Robert Dreyfus, Horace Finaly.

Alors que la famille est loin d’être dans le besoin, Jeanne Proust tient serrés les cordons de la bourse, n’autorisant son fils – au grand désespoir de celui-ci – à recevoir ses amis pour un dîner collectif que deux ou trois fois par an.

Introduit par ses amis (par exemple chez Geneviève Straus, par son fils Jacques Bizet), Marcel commence à fréquenter les salons littéraires et à écrire des poèmes en prose et des articles [2] pour Le Gaulois – qu’il quitte lorsque le journal devient antidreyfusard –, pour Le Figaro à partir de 1903, Le Mensuel, etc. Ces textes sont rassemblés dans Les Plaisirs et les jours et publiés sans grand succès en 1896 avec une préface d’Anatole France.

Il entreprend en 1895 l’écriture de Jean Santeuil avec sa méthode de prédilection : composer des fragments et les assembler petit à petit. Il abandonne son récit en 1899 sans être parvenu à lui donner une conception d’ensemble, mais reprendra dix ans plus tard ces centaines de pages d’ébauches, qui donneront plusieurs années après À la Recherche du temps perdu.

25) Quelques semaines avant sa mort, Proust prend le 15 juillet 1922 un de ses derniers repas en ville au Bœuf sur le toit, 26 rue Boissy d’Anglas.

26) Au 3 place de la Madeleine, le restaurant Larue, créé en 1886, a depuis cédé la place à Cerrutti (à l’angle de la rue Royale et de la place). Proust s’y rend au début des années 1900. Les restaurants prennent pour lui peu à peu le relais des salons littéraires, en présentant l’intérêt de rester ouverts tard le soir et d’offrir un auditoire davantage masculin.

27) Le salon de thé Ladurée est un des rares vestiges encore existant de l’époque de Proust, 16 rue Royale. Odette aime s’y rendre dans la Recherche. Le fleuriste Lachaume, situé alors 12 rue Royale, ne s’y trouve plus aujourd’hui, pas plus que le Thé de la Rue-Royale (3 et 12 rue Royale), où Odette « croyait que l’assiduité était indispensable pour consacrer la réputation d’élégance d’une femme ». Au 21 se trouvait le restaurant Weber, fréquenté par Proust et que l’on retrouve dans son roman.

28) Le restaurant Prunier apparaît dans la Recherche. Il est devenu Goumard en 1992 et est toujours situé 9 rue Duphot.

29) Un autre décor du roman, mais qui n’existe plus aujourd’hui : le salon de thé Colombin, à l’angle de la rue Cambon et de la rue du Mont-Thabor.

[1] Diffusée par la librairie Rouquette, 71 passage Choiseul.

[2] Son premier article publié sous son nom dans un quotidien est Un dimanche au conservatoire, paru lundi 14 janvier 1895 dans Le Gaulois d’Arthur Meyer (2 rue Drouot).



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