Encore une révolution qui amène un régime impérial ! Après 1789, le premier Empire. Après 1848, le second…
Et une révolution qui met les écrivains au premier rang : on y voit un Lamartine enfanter la République contre les royalistes et les socialistes ; une George Sand plus socialiste que les socialistes ; Tocqueville, Quinet, Lamennais et Hugo sont élus députés (mais pas Vigny).
D’autres sont aussi présents, mais plus discrets : Baudelaire [1], fusil à la main le 24 février au carrefour de Buci, essaie d’entraîner quelques hommes dans une expédition punitive contre son beau-père honni, le général Aupick… Son bref élan révolutionnaire lui donnera le temps de créer un journal qui vivra deux numéros…
La révolution de février 1848 naît d’une grande lassitude, d’un banquet interdit et de coups de feu sur le boulevard des Capucines. Celle de juin 1848, par contre, même si elle ne dure que quatre jours, est un terrible déchargement de colère.
En 1830, les républicains avaient encore trop frais à l’esprit les excès sanglants de la première République (1792-1804) et préférèrent un Louis-Philippe à une seconde expérience démocratique. En février 1848, ils s’y lancent à la dernière minute, et seulement pour quelques mois, les élections d’avril 1848 – premières élections au suffrage universel direct en France – ramenant à la Chambre une majorité conservatrice qui va paver la voie à l’Empire.
___
1847 lance la vogue des « banquets républicains » qui tentent de rompre la grisaille du règne de Louis-Philippe [2]. La situation économique n’est pas florissante et Guizot, chef du gouvernement, se refuse à toute réforme. Le 22 février 1848, un défilé de la Madeleine à Chaillot et un grand banquet doivent clore la série des soixante-dix banquets qui ont eu lieu partout en France. Cette manifestation est interdite par le pouvoir, mais Lamartine déclare qu’il s’y rendra tout de même. Ledru-Rollin, leader républicain et grand animateur de ces banquets, et Louis Blanc, leader socialiste, craignent l’affrontement et se désistent la veille au soir. Mais il est trop tard pour annuler l’événement.
Des étudiants et des ouvriers se retrouvent donc devant l’église de la Madeleine, sous la pluie, le matin du 22. Un défilé se forme, qui décide de se rendre à la Chambre des députés. Des accrochages se produisent sur les boulevards, au Châtelet, aux Champs-Élysées. Quelques barricades s’élèvent mais la ville reste calme.
Le 23, le gouvernement déploie l’armée et la garde nationale, qui s’opposera peu aux insurgés. Composée de bourgeois plutôt hostiles au pouvoir, qui n’ont pas le droit de vote, elle penche davantage du côté des républicains modérés.
Prenant acte du mécontentement populaire manifesté la veille, le roi renvoie Guizot et le remplace par le comte Molé. La foule redescend dans la rue, cette fois pour manifester sa joie. Mais un coup de feu tiré le soir boulevard des Capucines par un soldat déclenche une panique qui fait plusieurs morts.
Aussitôt, de nouvelles barricades s’élèvent. Il y en aura jusqu’à 1500. Dumas, qui participe depuis 1847 à la campagne des banquets et a assisté à l’hécatombe des Capucines, court revêtir son uniforme de commandant de la garde nationale. Il encourage les manifestants à marcher à nouveau sur le ministère des Affaires étrangères où réside Guizot (situé sur le boulevard des Capucines, entre la rue des Capucines et l’avenue de l’Opéra).
Louis-Philippe demande au maréchal Bugeaud de mater la rébellion. Au milieu de la journée du 24, une foule s’empare de l’Hôtel de Ville, encouragée par des sociétés secrètes révolutionnaires davantage que par les chefs socialistes (Blanqui et Barbès sont emprisonnés depuis leur tentative d’insurrection en 1839).
Devant le tour que prennent les choses et se souvenant des événements qui, dix-huit ans plus tôt, l’ont porté au pouvoir, le roi abdique en début d’après-midi en faveur de son petit-fils. Mais Lamartine le prend de court. Resté à son domicile du 82 rue de l’Université depuis le 22, il se rend à la Chambre lorsque Louis-Philippe se démet. Député depuis 1833, favorable à la régence en 1842, Lamartine s’interroge, et les députés avec lui : la France est-elle mûre pour la République ? Pour barrer la voie aux socialistes et aux « rouges », il décide de se prononcer avec éclat contre la régence de la duchesse d’Orléans (qui serait à ses yeux « la Fronde du peuple, la Fronde avec l’élément populaire, communiste, socialiste de plus »), pour le suffrage universel et pour la République, et propose aux députés un gouvernement provisoire qui exclut les socialistes. Suivis par une foule de manifestants, Lamartine et le futur gouvernement provisoire gagnent l’Hôtel de Ville. La deuxième République y est proclamée dans la nuit. La foule rassemblée obtient la nomination au gouvernement provisoire de deux nouveaux membres : le socialiste Louis Blanc et un ouvrier, Albert. En sont donc membres : Dupont de l’Eure (président), Lamartine (ministre des Affaires étrangères), Alexandre Marie (Travaux publics), Ledru-Rollin (Intérieur), Louis Garnier-Pagès (Finances), l’astronome François Arago (Marine et Colonies), Ferdinand Flocon (Agriculture et Commerce), Isaac Crémieux (Justice), Armand Marrast, Louis Blanc et Alexandre Albert.
Une multitude de journaux et clubs républicains voient alors le jour, touchant un public où les bourgeois se mêlent parfois aux ouvriers. Raspail fonde ainsi le journal et le club L’Ami du peuple. Blanqui et Barbés, libérés, créent le leur.
Cette période de réconciliation des classes et d’euphorie nationale dure jusqu’en avril.
Louis Blanc et l’extrême gauche organisent le 16 avril une manifestation pour repousser la date des élections, sans succès. Pour les socialistes, ces élections arrivent trop tôt, sans que le temps ait permis d’éduquer politiquement la population, en particulier en zone rurale. Lamartine lance aussitôt sur la place de l’Hôtel de ville une contre manifestation victorieuse du gouvernement provisoire et de la garde nationale.
Ces élections de l’Assemblée constituante le 23 avril connaissent un taux de participation de 84% ! C’est la première fois que tous les hommes votent vraiment en France.
Elles amènent au Palais Bourbon cinq cents républicains modérés (dont Lamartine, Tocqueville, Lamennais, Quinet), trois cents royalistes et cent républicains de gauche (dont Barbès et Blanc, mais pas Blanqui ni Raspail). C’est une chambre qui se méfie des ouvriers parisiens.
Une manifestation ouvrière contre la suppression pressentie des Ateliers nationaux est matée dans la violence à Rouen. La République fait tirer sur le peuple [3].
En attendant qu’une Constitution ne voie le jour, l’assemblée élit le 10 mai une « Commission exécutive » modérée, composée de Arago, Garnier-Pagès, Marie, Lamartine et Ledru-Rollin. Exit Louis Blanc et Albert. Le symbole est clair.
Une grande manifestation de soutien à la Pologne, menée depuis la Bastille par Barbès, Raspail, Blanqui, arrive au Palais Bourbon le 15 mai et envahit la Chambre. Le gouvernement de Lamartine refuse en effet de prêter main forte aux insurgés qui se sont levés, en Italie, en Pologne et en Allemagne, dans le sillon de février. Français et Polonais avaient fraternisé pendant les guerres napoléoniennes. Pour les orateurs des clubs révolutionnaires, le sujet de la Pologne est plus porteur que de s’attaquer à une Chambre qui, même si elle est modérée, a été élue au suffrage universel.
Des élections complémentaires ont lieu le 4 juin pour remplacer des députés élus dans plusieurs départements. Raspail se porte candidat depuis le donjon de Vincennes où il est emprisonné. Il est battu, mais entrent à la Chambre Hugo, Pierre Leroux, Proudhon et un certain Louis Bonaparte.
À la différence de février 1848, de 1830 et de 1789, il ne s’agit donc pas d’une révolte contre le régime – les bourgeois et le peuple contre la monarchie et l’aristocratie –, puisque celui-ci est déjà républicain. C’est une révolte contre son fonctionnement : les ouvriers contre la bourgeoisie et le pouvoir. La révolution sociale succède à la politique. Cette masse révolutionnaire inspire du dégoût aux républicains, y compris à Lamartine et Arago – qui dirigent bientôt, à cheval, une partie des troupes –, Hugo, Quinet, Dumas, Balzac, Tocqueville et Flaubert ; même Ledru-Rollin et Louis Blanc se désolidarisent des émeutiers. Les républicains voient dans les révoltés de juin une menace pour la République. Le peuple misérable sort de ses ruelles et de ses caves et remplace l’image qu’ils se faisaient du « bon pauvre ». L’instinct de classe prend chez la plupart des républicains le dessus sur les idées généreuses. Juin 1848 sonne le glas de l’alliance de 1789 entre le peuple et les bourgeois.
Alors que les insurgés semblent prêts de l’emporter, l’Assemblée a en effet destitué la Commission exécutive, fait décréter le 24 l’état de siège et donné pleins pouvoirs au général Eugène Cavaignac, républicain comme son frère Godefroy. Les combats de cette journée sont d’une grande violence. Qui, des insurgés ou du pouvoir, est du « vrai » côté de la République ? Grande question qui hantera Hugo, Dussardier (L’Éducation sentimentale) et de nombreux protagonistes qui ont combattu les insurgés.
Des renforts ayant eu le temps de parvenir de province, l’armée, aidée de la garde nationale et de la garde mobile, prend définitivement le dessus le 25 juin. L’ordre est rétabli, au prix de quelques milliers de morts et de déportés chez les insurgés.
Rares sont les républicains ou les socialistes qui protestent publiquement contre la répression, exceptés Proudhon, Pierre Leroux, Victor Considérant et Lamennais. Charles Delescluze, que l’on retrouvera en mai 1871, prend également le parti des révoltés de juin.
Éric Hazan souligne que même la Commune de 1871, abhorrée pourtant par la plus grande partie de l’intelligentsia, a été mieux comprise et soutenue que la révolution de juin 1848 : « il y avait avec [les communards] toute une bohème littéraire et artistique – Courbet et Vallès n’étaient pas des cas isolés – et des personnages très sérieux, des savants comme Flourens, comme Élisée Reclus. Il y avait des étrangers, garibaldiens, polonais, allemands. Il y avait des républicains qui avaient rompu avec les leurs comme Delescluze […]. Rien de tel en Juin » [6].
Cavaignac conserve le pouvoir exécutif jusqu’à l’élection présidentielle. L’Assemblée met sur pied un contrôle des clubs et des journaux. La journée de travail, qui était de dix heures à Paris et onze en Province, repasse à douze.
Raspail, toujours prisonnier politique à Vincennes, est finalement élu député aux élections complémentaires de septembre, mais le tribunal lui interdit de quitter son cachot.
À la surprise de tous, Louis Napoléon Bonaparte – un des députés les plus maladroits de l’Assemblée – est élu président de la République en décembre 1848, devant Cavaignac, Ledru-Rollin, Raspail, Lamartine et Changarnier.
Ce « crétin qu’on mènera » (dixit Thiers) a su trouver l’appui du Parti de l’Ordre, mélange de légitimistes et d’orléanistes basé rue de Poitiers, dont Thiers, Tocqueville, Hugo, etc. font partie. L’opinion, ayant oublié la dictature du Premier Empire et fait de l’oncle un personnage mythique, voit en « Poléon », le neveu, celui qui est capable de protéger les petits possédants, de réduire les impôts républicains et de remettre de l’ordre dans l’anarchie que vient de vivre la République.
L’Éducation sentimentale (1869) du pas très révolté Flaubert est une grande fresque qui promène ses héros dans le Paris des années 1840 à 1867. C’est la révolution vue par le petit bout de la lorgnette, le bout bourgeois, mais avec l’œil et la plume d’un grand artiste dont l’intention est de montrer que le progrès de l’humanité est une illusion, et l’Histoire un éternel recommencement.
Et la Révolution dans tout cela ?
Tel qu’il se comporte dans le roman, Frédéric, « homme de toutes les faiblesses », n’est pas plus révolutionnaire que son créateur : « Les tambours battaient la charge. Des cris aigus, des hourras de triomphe s’élevaient. Un remous continuel faisait osciller la multitude. Frédéric, pris entre deux masses profondes, ne bougeait pas, fasciné d’ailleurs et s’amusant extrêmement. Les blessés qui tombaient, les morts étendus n’avaient pas l’air de vrais blessés, de vrais morts. Il lui semblait assister à un spectacle ». En fait, les journées d’émeute de février sont pour lui celles où il est repoussé une première fois par Marie Arnoux, qu’il parvenait tout juste à conquérir. Lorsque celles de juin s’annoncent, il décide simplement de partir à Fontainebleau avec Rosanette, dite la Maréchale, à qui il fera un enfant. Et lorsque le coup d’État du 2 décembre 1851 a lieu, il n’y accorde aucune attention, tant ses démêlés sentimentaux le préoccupent. Bref, alors que le héros balzacien, de rien, veut parvenir à tout, Frédéric Moreau, de tout, parvient à pas grand chose et s’en contente.
Comme plus tard dans Bouvard et Pécuchet, Flaubert se moque de la grandiloquence des révolutionnaires (« Leurs discours passagers flattent avec étude / La foule qui les presse et qui leur bat des mains », écrit Vigny dans La Maison du berger). À ses yeux, République égale démagogie et abaissement des « élus » au niveau du peuple. Il en donne quelques aperçus dans le roman, par exemple lorsqu’il décrit l’ambiance d’un club révolutionnaire (3ème partie, chapitre 1).
Voici donc, dans ce Paris encore pré-haussmannien, trois itinéraires pour comprendre les soulèvements de 1848, aller des clubs révolutionnaires aux couloirs du nouveau pouvoir, en passant par les salles de rédaction des journaux républicains et socialistes, les demeures, cafés et autres lieux fréquentés par les héros, réels ou fictifs, des deux insurrections :
Balade littéraire pendant les révolutions de 1848 (1),
Balade sur les pas des écrivains pendant les révolutions de 1848 (2),
Balade littéraire à Paris pendant les révolutions de 1848 (3).
Sources :
1848, Une Révolution du discours,
les Voix de la liberté, Michel Winock, Seuil,
Ces Imbéciles croyants de liberté, Hachette,
L’Invention de Paris, Eric Hazan,
Le pays de la littérature, Pierre Lepape.
[1] Il faut être Baudelaire pour voir dans les insurgés de juin 1848 des frères et des sœurs, et non des êtres qui inspirent tantôt la pitié, tantôt la peur. Mais son engagement politique ne durera pas.
[2] Le 9 juillet 1847, le premier de ces banquets se déroule au Nouveau Tivoli ou bal du Château-rouge, situé sur des terrains qui seraient encadrés aujourd’hui par les rues Ramey, Christiani, des Poissonniers et Doudeauville, autour du métro Château-rouge. Nous retrouverons le Château-rouge en mars 1871…
[3] Voir Pierre Lepape, Le pays de la littérature, chapitre Flaubert et Baudelaire contre la rhétorique de l’illusion.
[4] Eric Hazan, L’Invention de Paris, Points-Seuil n°1267, page 351. Hazan note également que Tocqueville, dans ses Souvenirs, dépeint Blanqui avec une haine qui révèle son profond mépris pour le peuple, d’habitude masqué par un style châtié.
[5] « Si la garde mobile avait passé à l’insurrection, comme on l’appréhendait, il est à peu près sûr que la victoire y eût passé avec elle ». Daniel Stern, Histoire de la Révolution de 1848. La Garde nationale mobile du ministère de l’Intérieur, créée fin février 1848, se recrutait dans une population jeune (à partir de 16 ans), relativement pauvre, et de préférence parmi les provinciaux, pour éviter toute fraternisation avec les ouvriers parisiens.
[6] L’Invention de Paris, page 381.