« En somme, à part ceux que l’on a appelés depuis les centriers, les ventrus et les satisfaits, c’est-à-dire cette espèce ruminante qui vit en tout temps à l’auge du budget et au râtelier de la liste civile, tout le monde était mécontent. »
Mes Mémoires, chapitre CCXLI. Alexandre Dumas.
« Emeute du convoi de Lamarque. Folies noyées dans le sang. Nous aurons un jour une république, et, quand elle viendra d’elle même, elle sera bonne. Mais ne cueillons pas en mai le fruit qui ne sera mûr qu’en juillet ; sachons attendre. La république proclamée par la France en Europe, ce sera la couronne de nos cheveux blancs. Mais il ne faut pas souffrir que des goujats barbouillent de rouge notre drapeau. »
Hugo, Choses vues, 6-7 juin 1832.
« Le mouvement perpétuel était dans ses petits bras [de Gavroche] et la clameur perpétuelle dans ses petits poumons :
_ Hardi ! encore des pavés ! encore des tonneaux ! encore des machins ! où y en a t-il ? Une hottée de plâtras pour me boucher ce trou-là. C’est tout petit, votre barricade. Il faut que ça monte. »
Les Misérables.
De ces « goujats », Hugo va faire des héros trente ans plus tard dans Les Misérables.
Entre 1832 et 1862, deux évolutions se produisent : Hugo devient républicain, et les pauvres deviennent des « classes dangereuses » [1], ces « misérables, qui, pour la plupart, appartiennent aux plus basses classes » que Balzac décrit comme voisins de Lucien de Rubempré à la Conciergerie dans Splendeurs et misères des courtisanes.
En effet, là où, jusqu’à la Révolution, on voyait des mendiants isolés, on distingue peu à peu tout un « sous-peuple » qui, à partir des années 1830-1840, est perçu comme une menace pour le reste de la société. Ces années sont riches de pensées nouvelles. Ce sont celles où Proudhon, Marx et Engels, Fourier et leurs disciples publient leurs premières œuvres, en particulier autour de la révolution de 1848 qui consacre l’idée que, de toute façon, il existera toujours un « sous-prolétariat » incompressible qui est une menace pour la République elle-même.
Ce qui fascine Hugo dans l’émeute des 5 et 6 juin 1832, outre la possibilité de transformer ces goujats en héros de la République, c’est celle de recréer, depuis son exil, des rues et un quartier disparus. C’est enfin celle de recréer, minute par minute, le déroulement d’une insurrection oubliée par l’Histoire [2].
Cette insurrection n’a pas été préparée par des républicains aguerris. Elle est née comme un feu de paille à l’initiative de gens du peuple. En 1832, celui-ci est mécontent d’être retombé, après la révolution confisquée de 1830, dans une triste monarchie constitutionnelle [3]. Mais pas au point de descendre à nouveau en masse dans les rues. Les émeutes de juin sont noyées dans le sang en quelques heures par ceux-là mêmes qui se sont soulevés en 1830 : les bourgeois de la garde nationale.
Pendant une trentaine d’années, les journées des 5 et 6 juin sont comme une erreur à effacer de la mémoire collective et même de la mémoire républicaine, qui qualifie leurs acteurs de « frères égarés ». La répression démesurée qui s’ensuit, Louis-Philippe [4] plaçant la capitale en état de siège et le gouvernement invitant les médecins à dénoncer les blessés qu’ils ont soignés [5], déshonore la monarchie de Juillet aux yeux de Français et d’étrangers de plus en plus nombreux. Rapidement, sous l’impulsion d’Adolphe Thiers (un des artisans de la révolution de juillet 1830 !), le pouvoir prend des mesures pour assurer l’ordre public et garantir que de telles émeutes ne puissent voir le jour à nouveau.
La férocité de la révolution de juin 1848 et, à nouveau, de la répression policière semblent définitivement enterrer dans les bas fonds de l’Histoire l’épisode de juin 1832.
Trois écrivains sont les grands témoins de ces deux jours : Hugo, qui fera des barricades de juin 1832 l’apothéose des Misérables, George Sand, jeune auteur promu à un bel avenir, et Dumas, nommé commissaire aux obsèques du général Lamarque et vêtu pour l’occasion de son uniforme de lieutenant d’artillerie.
Comme il le décrit avec sa précision coutumière dans ses Mémoires parues en 1851, Dumas n’est pas aussi actif en juin 1832 qu’en juillet 1830. Il est fiévreux et affaibli, victime du choléra. Le soir du 5, il tentera bien – d’après ses Mémoires – de pousser Laffitte et La Fayette à créer un gouvernement provisoire, mais sans succès.
Autre témoin de la violence de la secousse : George Sand, devenue parisienne un an et demi plus tôt. Son premier roman écrit seule, Indiana, paraît fin mai et est promis à un beau succès. A vingt-huit ans, elle est en train de devenir la coqueluche de la capitale. Sa vie sentimentale agitée, qu’elle ne cherche pas à cacher, excite l’intérêt des parisiens.
Entre juillet 1831 et octobre 1832, elle vit au 5e étage du 25 – actuel 29 – quai Saint-Michel. En juin 1832, elle observe horrifiée le sang des combattants qui rougit l’eau de la Seine et les cadavres qui arrivent à la morgue, située à l’époque sous ses yeux, quai du Marché-neuf.
« Le 6 juin a tué Indiana pour un mois et m’a jetée si brutalement dans la vie réelle, qu’il me semble impossible à présent de jamais rêver à des romans », écrit-elle le 13 juin à Laure Decerfz.
En réalité, comme Hugo, Sand oubliera les 5 et 6 juin, avant de devenir socialiste dans les années 1840. En 1842, elle écrira un roman, Horace, qui a en partie pour cadre ces journées.
De fait, au moment de la parution des Misérables en 1862, tout le monde ou presque a oublié les 5 et 6 juin 1832, malgré L’Histoire de dix ans de Louis Blanc et le beau récit qu’en donne Dumas en 1852-1854 dans ses Mémoires. Sans Les Misérables, se souviendrait-on aujourd’hui de juin 1832 ?
Voici, en complément de deux itinéraires déjà proposés dans les articles Au milieu des manifestants de juin 1832 à Paris et Le Paris des Misérables, quelques lieux plongés au coeur de la mitraille.
Au matin du 6, seuls deux quartiers n’ont pas encore été repris par la troupe : l’entrée du faubourg Saint-Antoine [6] donnant sur la place de la Bastille, et le quartier Saint-Martin, Saint-Merri, Aubry-le-Boucher. Ils tomberont dans la journée.
En juin 1832, George Sand vit donc au 5e étage du 25 – actuel 29 – quai Saint-Michel. Son Berry parisien, c’est la douzaine de pots de fleurs qu’elle entretient sur son balcon. D’ici, elle observe le 5 et le 6 la violence des combats, en tentant de faire croire à sa fille de quatre ans qu’il ne s’agit que d’un jeu. Indiana, qui vient tout juste de paraître, est déjà un roman féministe. C’est l’histoire – romantique à souhait – d’une jeune créole qui résiste à son vieux mari autant qu’à son lâche amant.
Le 5 juin, dans la réalité, une barricade s’élève rue Saint-Martin à hauteur de la rue Saint-Merri.
Une autre s’élève rue Saint Martin, à hauteur de la rue Maubuée (partie de la rue Simon-le-Franc comprise alors entre la rue Brisemiche et la rue Saint-Martin).
Toutes deux protègent le 30 rue Saint-Martin qui abrite, face à la rue Aubry-le-boucher, le quartier général des insurgés. Dumas le détaille avec précision dans ses Mémoires. Ce sera le dernier lieu à être repris par la troupe, et l’endroit où la garde nationale et l’armée seront les plus violentes avec les insurgés, tuant pratiquement tous ceux qui ne parviendront pas à s’enfuir.
Le 30 rue Saint-Martin est également l’adresse de la maison qui abrite certaines scènes du roman Horace de George Sand.
Quelque part entre la sortie de métro Halles située rue Rambuteau et l’intersection de la rue Mondétour et de la rue Rambuteau se trouve en 1832 le cabaret de Corinthe, autre lieu de réunion des membres de l’ABC, que les circonstances vont rendre illustre. En effet, c’est autour du cabaret qu’Hugo imagine la construction des deux barricades de la rue de la Chanvrerie (qui ont peut-être réellement existé, nul ne le sait, mais qui n’ont certainement pas résisté aussi longtemps qu’Hugo le décrit). Il s’agit de la rue de la Chanverrerie, qu’Hugo préfère nommer Chanvrerie. Cette dernière était parallèle et à peu près à égale distance de la rue de la Grande-Truanderie et de la rue des Prêcheurs, et longeait donc le côté nord de la rue Rambuteau.
Gavroche est fauché par des balles alors qu’il ramasse des munitions devant la barricade principale de la rue de la Chanvrerie.
Le soir du 5 juin, Adolphe Thiers, le libéral aux méthodes autoritaires (ministre de l’Intérieur en 1832) dîne par hasard au Rocher de Cancale, 78 rue Montorgueil. Il se retrouve ainsi sur le trajet des insurgés qui s’apprêtent à monter les barricades de la rue Saint-Martin. Heureusement pour lui, personne ne semble le reconnaître.
Une barricade est également montée dans le passage du Saumon. Elle sera prise dans la nuit du 5 au 6. Le passage du Saumon reliait la rue Montmartre et la rue Montorgueil. La rue Bachaumont lui a succédé – seul le passage Ben Aiad est un vestige de la partie couverte du passage du Saumon. Dans Les Misérables, Hugo raconte que, traversant le passage du Saumon le 5 juin, il entend les balles siffler autour de lui.
[1] Le terme apparaît en 1840.
[2] L’Histoire de dix ans de Louis Blanc, publiée en 1843, est la principale source d’information d’Hugo, qui commence en 1845 à travailler aux Misères – qui deviendront Les Misérables. A partir de 1852 et depuis son exil, il demandera également des descriptions précises de différents lieux à des correspondants parisiens.
[3] Entre 1815 et 1832, les salaires des ouvriers ont baissé. Les gains politiques de la révolution de 1830 ? Avoir fait passer le nombre d’électeurs de 96 000 en 1820 à 220 000 en 1831… pour une population d’alors 33 500 000 habitants ! Il faudra attendre 1848 pour obtenir le suffrage universel… pour les hommes.
[4] Présent à Paris le soir du 5 juin, mais resté incroyablement silencieux. Le pouvoir ne saura analyser et écrire l’histoire officielle de ces deux journées. Hugo écrira sur ces pages laissées blanches.
[5] Hugo montre dans Les Misérables que cette ordonnance indigna tant l’opinion qu’elle n’eut guère de conséquences.
[6] « Le faubourg Saint-Antoine est un réservoir de peuple. L’ébranlement révolutionnaire y fait des fissures par où coule la souveraineté populaire. » Les Misérables, 4e partie, livre 1er. Un panonceau à l’entrée de la rue du Faubourg Saint-Antoine signale les périodes d’ébullition qui ont marqué le quartier… mais pas celle de juin 1832.
Dumas parle du "râtelier de la liste civile". Eh bien, curieusement, Deschapelles émargeait à la liste civile sous la Restauration !
Pierre Baudrier