Cette femme enfante un monstre à dix-huit ans : la créature sans nom du docteur Victor Frankenstein. En pleine naissance du romantisme, elle donne ainsi sa première œuvre au genre fantastique, qu’elle porte sur ses fonds baptismaux.
Certaines circonstances, on s’en doute, l’ont prédisposée à cela.
Mary naît en 1797 à Londres de Mary Wollstonecraft, écrivain féministe, et de William Godwin, autre écrivain/philosophe/éditeur engagé (ils sont les Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre de l’époque). Sa mère meurt onze jours après sa naissance. Pendant quatre années, Mary grandit aux côtés d’un père joyeux comme une pierre tombale, qui se remarie heureusement en 1801. Peu à peu, Mary prend goût aux livres dont il l’abreuve. En 1807, la famille emménage dans un quartier défavorisé de Londres, où Mary assiste comme tout le monde à des exécutions publiques.
Entre 1812 et 1814, elle vit en Ecosse chez des amis de la famille. Elle a juste le temps de croiser Percy Shelley, célèbre poète romantique venu faire le siège de William Godwin (Coleridge est aussi un familier de la maison)… et qui enlève Mary fin juillet 1814.
Mary, Percy et Claire - 16 ans, demi-sœur de Mary et maîtresse de Byron à partir de 1816 - fuguent jusqu’à mi-septembre 1814, date de leur retour en Angleterre. Ils traversent la Manche, descendent à l’hôtel Dessein à Calais, puis passent une nuit dans un hôtel à Paris avant de continuer vers la Suisse.
Au printemps 1816, ils séjournent à nouveau en Suisse et rencontrent Byron et John Polidori, son secrétaire-médecin.
Le 16 juin, à la villa Diodati près du Lac Léman, l’été est si triste que Byron suggère : "Et si nous écrivions chacun une histoire de fantôme ?". Chacun ira plus ou moins jusqu’à son terme (Polidori terminant le récit commencé par Byron, qui met en scène le premier vampire mâle de la littérature, lord Ruthwen). Frankenstein est publié en mars 1818. Mary l’écrit en regardant grandir son fils William, né début 1816, et au milieu de sombres événements : sa première fille n’a vécu que onze jours un an plus tôt ; fin 1816, Fanny, la demi-sœur de Mary et Harriet, la femme de Shelley, se suicident.
L’hécatombe continuera ensuite. En mars 1818, le couple retraverse la France pour gagner l’Italie. En septembre, Clara, troisième enfant de Mary et Shelley, meurt à un an à Venise. En juin 1819, c’est au tour du jeune William, qui décède de malaria. Percy Florence, leur quatrième enfant, naît en novembre 1819. Parmi différentes adresses en Italie, ils occupent en octobre 1821 un appartement en haut du Tre Palazzi di Chiesa à Pise, qui donne sur le Ponte della Fortezza. Byron loge alors tout près, au Palazzo Lanfranchi, Lungarno Mediceo.
En juin 1822, un cinquième enfant est mort-né. Moins d’un mois plus tard, Shelley périt noyé dans un accident de bateau (il ne savait pas nager).
C’est pour Mary la fin de huit années de voyages incessants et remplis de lectures abondantes et variées (la créature traversera elle aussi l’Europe à la poursuite du docteur Frankenstein, en lisant Les Souffrances du jeune Werther, Les Vies des hommes illustres, Le Paradis perdu…).
À partir de 1822, elle réside principalement en Angleterre, consacrant beaucoup d’énergie à la diffusion des œuvres de Shelley et à divers essais. Son second grand roman, aujourd’hui oublié, paraît en 1826 : The Last man, grande fresque épique, romantique et politique dont l’action se déroule en… 2073.
Elle retraversera cependant la Manche à plusieurs reprises, marchant dans le sillage de sa mère venue à Paris en décembre 1792, au beau milieu de la Terreur, pour concevoir l’Histoire morale de la Révolution française.
Mary est ainsi de passage à Paris en août 1823, puis en 1828, en 1840 et en 1843, souvent en route vers l’Italie. En 1850, un an avant sa mort, elle séjourne sur la Côte d’Azur. Elle décède 24 Chester Square, à Londres, où elle s’était installée en 1846.
Frankenstein inaugure donc en 1818 le genre fantastique, qui se différencie du roman gothique (ou roman de terreur) très en vogue en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle par son économie d’effets spéciaux (la venue au monde de la créature comporte cependant quelques effets bien gothiques, plus dans sa version cinéma que dans l’original), ainsi que par des fondements plus scientifiques et par une angoisse créée non par l’accumulation de scènes d’horreur, mais par le comportement d’un héros - en l’occurrence, le docteur Frankenstein - confronté à un phénomène étrange et pas forcément surnaturel.
Ici, la créature possède une laideur et une force monstrueuse, et une sensibilité et une intelligence humaines, empruntant à Mary Shelley enfant la solitude qui la mène au crime.
"Frankenstein" n’est pas un roman fantastique, mais de science-fiction, et à ma connaissance le premier roman de science-fiction publié : le monstre du Dr Frankenstein est issu d’une expérience peudo-scientifique (le "galvanisme"), c’est une créature "technologique" au même titre qu’un cyborg ; il n’est pas né d’une invocation ou suite à des rituels magiques ou sataniques (type golem), ce qui aurait catalogué le roman comme relevant du fantastique.
La majorité des écrivains de science-fiction (dont je suis) reconnaissent Mary Shelley comme "précurseuse" du genre, bien avant ses pères "officiels" que sont Jules Verne et H.G. Wells.