Le 1er juin 1832, le général Lamarque décède du choléra qui sévit à Paris depuis février, touchant 40 000 personnes et en tuant la moitié. Ancien soldat de la Révolution et de l’Empire, il était devenu populaire par son opposition à Louis-Philippe. Le 28 mai, il avait signé un manifeste de protestation à l’adresse du roi, aux côtés de Jacques Laffitte, Odilon Barrot, La Fayette et quelques dizaines de dizaines de députés républicains modérés.
Le 5 juin, le cortège funèbre part de son domicile pour se rendre au pont d’Austerlitz, où des discours d’hommage doivent être prononcés avant que le corps du général n’embarque pour les Landes, où il doit être enterré.
1) Avant d’accompagner le dernier voyage du général, rendons-nous 9 rue Jean Goujon. En juin 1832, les Hugo demeurent ici dans un quartier éloigné de l’agitation de ces journées et tout neuf, puisque la rue n’existe que depuis sept ans. Ils en occupent son unique maison. Un peu plus haut, l’Arc de triomphe est en construction. Ils vivent ici depuis mai 1830 et l’effervescence de la bataille d’Hernani, que n’a pas supportée leur propriétaire du 11 rue Notre-Dame-des-Champs, qui les a priés de déguerpir… C’est ici qu’en 1830-31, Hugo écrit Notre-Dame de Paris.
2) Le 5 en fin de matinée, le cortège funèbre part de la demeure du général, rue du faubourg Saint-Honoré. Celle-ci est sans doute située non loin de l’intersection avec la rue Royale, car c’est à ce carrefour, au café Hiraux, que Dumas prend des forces en buvant du chocolat avant que ne s’ébranle le convoi de quelques dizaines de milliers de personnes conduit par le général La Fayette : badauds, députés, anciens soldats, élèves polytechniciens [1], héros imaginaires des Misérables (Enjolras, Courfeyrac et leurs amis du groupe républicain l’ABC qui, pour la plupart, seront morts le lendemain)… Laissons Dumas dresser le reste du décor : « une chaleur étouffante, de gros nuages noirs roulant au-dessus de Paris, comme si le ciel, en deuil, eût voulu prendre part à la fête funèbre par le roulement de son tonnerre. » Ils poursuivent par la rue Royale et le boulevard de la Madeleine.
3) Par un détour non prévu au programme, le cortège bifurque par la rue de la Paix jusqu’à la colonne de la place Vendôme, dont il fait le tour pour rendre hommage au soldat de Napoléon, avant de reprendre la rue de Paix.
4) 12 rue de Choiseul, une altercation est évitée de justesse avec des membres du Cercle des Arts (un cercle conservateur auquel appartiennent ou appartiendront Mérimée, Delacroix, Nodier, Stendhal…). Puis le convoi continue par les boulevards. Le lendemain, encore très faible, Dumas, alors attablé au Café de Paris ou à un café voisin, verra Louis-Philippe passer à cheval, accompagné de quelques ministres, et, à hauteur du Cercle des Arts, saluer la garde nationale.
5) A la porte Saint-Martin, les esprits commencent à s’échauffer sérieusement. Quelques membres du cortège affrontent la police. Quelques heures plus tard, dans l’après-midi, Dumas se trouve à nouveau dans les parages. Malgré sa fatigue, il s’est remis à traverser la capitale en quête d’informations, comme en juillet 1830. Sur les boulevards, il est mis en joue par un soldat. Pour se réfugier, il s’engouffre dans le théâtre de la Porte Saint-Martin en fracassant la porte (cela tombe bien, on y joue sa pièce La Tour de Nesle !) [2].
6) Le convoi continue jusqu’à la place de la Bastille puis, par le boulevard Bourdon, jusqu’au début du pont d’Austerlitz.
7) Pendant que commencent les discours d’adieu au général, Dumas s’attable à un restaurant proche. Il est environ quinze heures. Il revient au pont après avoir entendu des coups de feu. En fait, au milieu des discours, alors que des rumeurs d’insurrection circulaient parmi la foule, un cavalier noir portant un drapeau rouge sur lequel est écrit « La liberté ou la mort » est apparu. Au même moment (est-ce un hasard ? Le cavalier noir était-il un agent provocateur ?), une colonne de dragons est sortie de la caserne des Célestins située boulevard Henri IV. Et alors que retentissaient des « Vive la République » poussés en particulier par Etienne Arago, des coups de feu venus d’on ne sait où éclataient boulevard Bourdon.
8) Les manifestants se transforment alors en insurgés, et la violence éclate lorsqu’un second détachement de dragons sort de la caserne et charge la foule. Une barricade se monte en haut du boulevard Bourdon. Dans un premier temps, les dragons, mis en échec, se replient par la rue de la Cerisaie et la rue du Petit-Musc.
Au soir du 5 juin, les insurgés sont maîtres de bien des lieux dans la capitale. L’armée et l’opposition républicaine ne savent pas encore à quel parti se rallier. L’armée semble attendre, pour faire son choix, de voir vers quel côté penche la Garde nationale [3]. Mais l’apparition du cavalier noir a pétrifié de peur cette dernière, qui craint un retour à la Terreur de 1793. Elle va basculer du côté du pouvoir. D’après Dumas, Laffitte et La Fayette se disent prêts à recommencer juillet 1830, mais ils attendent des soutiens et tergiversent. Dumas s’évanouit en rentrant chez lui. Il passe la nuit du 5 au 6 dans son lit, pendant que, rue Saint-Martin, les insurgés veillent sur ce qu’ils espèrent être un bastion inexpugnable.
À lire aussi :
Le Paris des Misérables,
Juin 1832, l’insurrection oubliée.
[1] Relisons les premières lignes de Lucien Leuwen, écrit en 1834-35 : « Lucien Leuwen avait été chassé de l’Ecole polytechnique pour s’être allé promener mal à propos, un jour qu’il était consigné, ainsi que tous ses camarades : c’était à l’époque d’une des célèbres journées de juin, avril ou février 1832 ou 1834. »
[2] Après s’être vêtu en « habit de bourgeois » et diverses péripéties, Dumas arrivera à sept heures du soir chez Jacques Laffitte, rue d’Artois - rue Laffitte, en évitant les boulevards et en passant par la rue du Faubourg Saint-Martin, le passage de l’Industrie, la rue d’Enghien et la rue Bergère. Il y retrouvera La Fayette et d’autres personnalités qui se demandent s’ils doivent constituer un nouveau gouvernement ou apporter leur soutien à Louis-Philippe. Devant la discussion qui s’éternise, brûlant de fièvre, Dumas regagnera son appartement du square d’Orléans, 40 rue Saint-Lazare.
[3] La Garde nationale est chargée du maintien de l’ordre et de la défense des droits constitutionnels. A partir de 1815, elle s’embourgeoise. Pendant la Révolution de 1830, elle se trouve encore du côté des libéraux. Mais en juin 1832 - de même qu’en 1834 ou lors de la révolution de juin 1848 - elle se retrouve face au peuple et aux ouvriers. Elle est dissoute en août 1871 par Thiers. Sue, Baudelaire, Balzac, Mérimée et d’autres, ayant refusé de faire leurs journées de service au sein de la garde nationale, se sont exposés à des peines d’emprisonnement. Ecoutons Hugo (Les Misérables, 5e partie, livre 1er) : « Ceux qui ont gardé quelque souvenir de cette époque déjà lointaine savent que la garde nationale de la banlieue était vaillante contre les insurrections. Elle fut particulièrement acharnée et intrépide aux journées de juin 1832. Tel bon cabaretier de Pantin, des Vertus ou de la Cunette, dont l’émeute faisait chômer « l’établissement » […] se faisait tuer pour sauver l’ordre représenté par la guinguette. […] l’on défendait avec un enthousiasme lacédémonien la boutique, cet immense diminutif de la patrie. ».
Monsieur,
Je trouve que le texte de l’Association Terres des Écrivains sur l’insurrection des 5 et 6 juin privilégie par trop l’hypothèse de la provocation policière. Je vous envoie ci-après un extrait d’un texte sur la question :
Le convoi, parti de l’actuelle place de la Concorde, la place Louis XV, fit le trajet de la Madeleine, ensuite les boulevards, un détour par la colonne Vendôme et retour aux boulevards, les boulevards jusqu’à la Bastille et ensuite direction du pont d’Austerlitz.
On ignore si à l’arrivée les premiers coups de feu furent tirés par la troupe ou par les insurgés. On a vu ci-dessus Pelvilain et O’Reilly brandir des drapeaux rouges sur la place de la Bastille. Les dragons chargèrent mais quand et par qui les coups de feu furent-ils tirés ? Après coup, les forces de l’ordre rejetèrent le déclenchement des hostilités sur les insurgés et réciproquement. Faut-il croire le général Darriule, commandant de la place de Paris, lorsqu’il écrivait au maréchal Lobau, commandant de la garde nationale de Paris ? :
« … La marche du convoi se poursuivit rapidement et sans accidens graves jusqu’au pont d’Austerlitz. Là, près de l’estrade au pied de laquelle le cercueil avait été conduit, où des discours que je ne veux pas qualifier avaient été prononcés, parut tout à coup le drapeau rouge portant la devise la liberté ou la mort. Là fut présenté le bonnet rouge aux troupes indignées ; là les armes furent mises à découvert, et les cris au Panthéon ! au Panthéon ! mille fois répété avec fureur. Mais la garde municipale en s’opposant au passage, rue Buffon et rue Poliveau, assura le départ des restes du général. Les deux bataillons d’escorte, après les feux exécutés en l’honneur du mort, commencèrent leur mouvement de retraite sous les ordres du colonel Chatry de Lafosse, et rejoignirent sur la place de la Bastille le bataillon du 12e léger placé là en observation. Le 6e dragons, sur un avis du préfet de police, avait fait sortir deux escadrons. Arrivés à la hauteur de la caserne Sully, formés en colonnes par pelotons, et le sabre dans le fourreau, ces troupes rencontrèrent la voiture du général Lafayette, suivie d’une foule pressée, armée de fusils, de pistolets, de sabres et de poignards, et reçurent vingt ou trente coups de feu, dont furent atteints quelques hommes et plusieurs chevaux… » (17)
De toute manière, ce sont deux détachements successifs de dragons qui quittèrent la caserne des Célestins, les péripéties variant dans les deux cas.
La situation dégénéra ensuite. L’insurrection était lancée.
A en juger par le récit du général Darriule le déclenchement de l’insurrection aurait tenu à l’arrivée du 6e dragons mais les témoignages de Rèche (Reitz) et Poiret (Poirel), témoins au procès des insurgés Lépine et Thiellement, révèlent qu’à elle seule la Société gauloise, à supposer que la troupe n’ait pas tiré la première et n’ait pas provoqué le convoi à l’instar du 6e dragons, la Société gauloise donc aurait pris de toute manière l’initiative des combats. Voici ces témoignages :
« Il a été plusieurs fois question, dans les procès politiques, d’une association gauloise ayant pour but d’enrôler des ouvriers que l’on classait par centuries et décuries. Jean-Henri Lépine, signalé comme l’un des agens de cette société, s’est vu traduit aujourd’hui devant la première section de la Cour d’assises, présidée par M. Naudin. Les 3 et 4 juin, il révéla aux sieurs Rèche et Poiret à qui il venait de délivrer des brevets de décurion et de centurion, un complot qui ne devait pas tarder à éclater, et qui amènerait d’une manière infaillible la chute du gouvernement, parce qu’on y réunirait les mécontents de toutes les opinions. Il leur remit des cartes lithographiées, timbrées de cachets rouges, et portant ces mots : Patrie ; Association gauloise, et les engagea à les distribuer. Il leur donna aussi des balles de plomb ; il les pressa de se trouver au convoi du général Lamarque, et leur recommanda de se munir de deux épinglettes et de deux pierres à fusil, parce que le moment était pressant et qu’il ne fallait pas le laisser échapper. On devait, suivant lui, désarmer la troupe, proclamer la république sur la place de la Bastille, et se servir seulement du nom, mais nullement de la personne du général Lafayette, attendu qu’on ne voulait pas de lui. Lépine devait être membre du gouvernement provisoire. L’armée était gagnée, à l’exception des dragons et de la garde municipale, dont on espérait venir à bout en deux heures de temps. Enfin on devait donner à la légion marceline (c’est ainsi qu’il qualifiait la prétendue association gauloise) un drapeau ayant d’un côté cette inscription : vivre en travaillant, ou mourir en combattant ! et de l’autre : La liberté, ou la mort !… » (18)
: « … Reitz, serrurier, décoré de Juillet, rue de l’Arbalète, dépose : Le 13 mai, un camarade nommé Lépine m’a dit à moi et à mon ami Poirel qu’il faisait partie d’une société de mécontens, et me proposa de former une section de vingt hommes, et ensuite, si je le pouvais, quatre autres sections, et qu’alors on me donnerait un drapeau. Lépine ajouta que la société avait à sa tête des chefs marquans, entre autres des princes polonais, et qu’il ne fallait qu’un coup de main pour établir la souveraineté du peuple ; que le gouvernement conspirait avec l’étranger, et que tous les décorés de juillet seraient perdus. Le vendredi d’avant les événemens, nous allâmes promener au Jardin des Plantes. Lépine remit à Poirel une carte de centurion de l’Association gauloise, et à moi des cartes de décurions. Les choses ne pouvaient pas durer ainsi, continua-t-il ; la poire est mûre, il faut en finir. Il faut que vous preniez du service. Mais, lui dis-je, j’ai une mère, une femme et des enfans ; je ne pourrais pas être au service. C’est égal, m’a-t-il dit, vous serez commissaire de police (on rit). La veille du convoi du général Lamarque ; Lépine m’a conduit chez un nommé Butte qui était aussi de l’Association gauloise. Chemin faisant, il m’a donné quelque chose de lourd que j’ai mis dans ma poche ; c’étaient des cartouches et des balles. C’est demain le grand coup : nous avons réussi à obtenir que le convoi passe par le boulevard, où d’abord il ne devait point passer. Lorsqu’on sera à la place de la Bastille, la république sera proclamée. Ayez soin de vous munir d’une épinglette et de deux pierres à fusil. Ayez l’œil sur moi ; dès que vous me verrez porter la main à mon fusil, vous ferez comme moi : l’affaire sera bientôt faite. Nous avons pour nous la garde nationale et la ligne ; il n’y a que les dragons et la garde municipale que nous n’avons pu séduire… » (19)
Enfin une lettre de Marchand à Thiellement, lue au procès de ce dernier, illustre la détermination de la Société gauloise : « « Mon cher Thiellement, observe bien ce que je vais te dire, et suis les instructions que je vais te donner. Après demain, les obsèques du général Lamarque ont lieu ; les dernières instructions te parviendront demain soir. Tu dois les communiquer au rendez-vous. Préviens tout ton monde ; qu’il se trouve chacun sous leurs chefs respectifs sur le chemin du convoi, par les rues adjaçantes, afin qu’en passant ils puissent pénétrer dans la foule de droit ou de force. Quiconque manquera au rendez-vous sera regardé comme lâche et traître. Tu comprends qu’il ne faut pas leur dire que c’est fait pour se battre. Il faut y aller sans armes, ou du moins cachées ; seulement avoir chacun le plus de cartouches possible et une pierre à fusil et une épinglette. Demain, tu iras chez M. Chassang lui communiquer les mêmes ordres ; tu recevras par Jacquel de nouveaux ordres de ma part. Ne manque pas. Adieu. Marchand. » (20)
Capo de Feuillide, un bourgeois progressiste, médaillé de Juillet, prétendit plus tard avoir fait parti d’un groupe de trois insurgés désignés par le sort pour tirer au pistolet sur la troupe (21). Même si nous savions qu’il avait fait partie de la Société gauloise, faudrait-il le croire ? Ne s’est-il pas vanté rétrospectivement ?
Quelle qu’ait été l’origine des premiers coups de feu le déclenchement des hostilités entraîna les républicains des différents quartiers, les uns préparés au combat, les autres improvisant.
Bon travail de votre côté
Pierre Baudrier
Il est fort possible que le texte de Lafayette n’ait pas été conservé car son allocution n’était pas prévue. On peut lire en tout cas :
« … Le général Lafayette ne devait pas prendre la parole, mais il y est convié ; son allocution fut courte et couverte d’applaudissements. Il présenta, d’un côté, au peuple la place où fut prise la Bastille, cette place, sublime représentation de la révolution de 1789 ; de l’autre, la nombreuse réunion du peuple, vainqueur dans la grande semaine de 1830. Il rendit un hommage d’enthousiasme au drapeau, non des rois réunis, mais des peuples de Pologne, de Portugall, d’Espagne, d’Italie et d’Allemagne. Il termina en engageant la multitude à se retirer tranquillement et à ne pas gâcher cette journée patriotique… » Cf. Rittiez.- Histoire du règne de Louis-Philippe Ier 1830 à 1848. Précis … faisant suite à l’Histoire de la Restauration même auteur. Tome deuxième.- Paris : V. Lecou, 1856, p. 14