"Rappelez-vous, Léonid Ossipovitch, que tout passera : argent, situation, les empires mêmes sont condamnés à disparaître. Seule vivra éternellement la petite parcelle d’art authentique que nous aurons semée dans notre œuvre."
Léon Tolstoï à Léonid Pasternak, le père de Boris, en 1910.
"Après la guerre, je me suis rendu compte que mon nom était très connu […]. J’ai compris que je devais respecter ce nom […] non par de nouvelles poésies, mais par une œuvre en prose qui exigerait de moi, du travail, de la peine et du temps, et bien d’autres choses encore."
"Penser au suicide, c’est mettre une croix sur soi-même, c’est se détourner du passé, c’est se déclarer soi-même en faillite et proclamer sans valeur ses souvenirs."
B. Pasternak.
"La seule raison que j’aie de ne rien regretter dans ma vie, c’est le roman."
Lettre de B. Pasternak à D. Polikarpov, directeur du Dép. de la Culture, 30 août 1957.
Avec la publication de Docteur Jivago et la disparition de l’empire soviétique, la pensée de Tolstoï est devenue prophétie.
Le bras de force entre Pasternak et le pouvoir soviétique n’a pas commencé avec Jivago, mais dès les années 1920. Avec la reprise de la terreur stalinienne en 1945-46, alors que la guerre a soulevé tant d’espoirs de liberté, c’en est complètement fini des espoirs de Pasternak dans le régime communiste. Sans plus d’hésitation, il démarre la rédaction de ce roman en partie autobiographique, qui se terminera en août 1955 (le récit, lui, couvre les années 1906 à 1929).
Boris naît en 1890 à Moscou. La peinture et la musique : voilà dans quoi baigne son enfance. Sa mère est pianiste. Son père est peintre, ami de Rachmaninov, Scriabine, Rubinstein, Tolstoï, dont il illustre Guerre et paix. De Tolstoï, Boris hérite d’un goût pour la rechercher de la vérité et la non-violence qu’il saura rapidement - et pour longtemps - mettre en œuvre. Il participe à la révolution de 1905. Ses vers paraissent à partir des années 1910, et en particulier, en 1922, Ma sœur la vie qui le rend célèbre. Mais les années 1920 sont déjà celles où le Parti (auquel Pasternak n’adhèrera jamais), Trotski en tête, trouve que le poète met trop en valeur l’individu par rapport à la société. Et surtout, devant les premiers effets de la terreur du régime, Pasternak constate avec angoisse la distance grandissante entre l’idéal révolutionnaire et la pratique communiste. En 1921, un de ses maîtres et chantres de la Révolution, le poète Alexandre Blok, meurt dans la misère et dans la tristesse de voir la liberté disparue. Cette année-là, les parents de Boris migrent à Berlin. Mais lui est décidément trop attaché à la Russie pour les suivre.
Vers 1933 naît le "réalisme socialiste", qui définit les canons de l’art et de la littérature soviétiques. De 1932 à la guerre, Pasternak ne publie pas de nouvel ouvrage, excepté d’étonnantes traductions de Shakespeare. Ses vers et traductions sont appréciés en URSS et à l’étranger. Le jury du prix Nobel pense à lui. En même temps, campagnes officielles d’injures, attaques lors de réunions publiques et rumeurs de son arrestation vont bon train.
Fin juin 1935, alors que la terreur policière soviétique a repris depuis plusieurs mois, il est envoyé par Staline à Paris, au Congrès international des écrivains pour la défense de la culture qui se tient au Palais de la Mutualité. Son père a visité Paris à deux reprises. Pour le père et le fils, la patrie de l’art et de la culture est davantage l’Allemagne où tous deux ont étudié quelque temps : le premier, la peinture à Munich et le second la philosophie à Marbourg. En juin 1935, Pasternak est logé à l’Hôtel Madison. Il parle très peu et refuse de déjeuner avec Malraux et Cocteau. Vidé psychologiquement, il avait été hospitalisé au printemps 1935. À son retour de Paris, il l’est à nouveau.
Certaines de ses œuvres sont interdites de publication. Alors que ses proches sont arrêtés ou fusillés (comme Boukharine en 1938), il passe miraculeusement à travers les mailles du filet pendant presque quarante ans. Staline, qui semble avoir un faible pour lui, l’épargne.
En 1936, il est visité par Malraux (le 5 mars) et par Gide (en juillet et août).
Au sortir de la guerre, alors qu’il s’est senti jusqu’alors incapable d’écrire sur la période qui suivait la Révolution et que, après l’"accalmie" politique liée à la mobilisation des années 1941-45, l’horizon s’assombrit à nouveau, Pasternak se lance dans l’écriture de Docteur Jivago, la fresque que le régime considèrera, à juste raison, comme anti-soviétique (Pasternak prétendant, à juste raison aussi, qu’il a voulu "rendre son peuple à son histoire et son âme à la société à laquelle il appartient"). Écrire, c’est survivre. Il ne s’en cache pas, lisant dans sa maison de Pérédelkino près de Moscou, dès 1946, les premiers chapitres à ses amis, dont certains seront arrêtés en possession de copies d’extraits.
En 1954-56, quelques publications (Le Dégel, d’Ylia Ehrenbourg, L’Homme ne vit pas seulement de pain de Doudintsev,… ouvrages qui critiquent le régime sans le remettre en cause fondamentalement) donnent l’impression d’un… dégel. Début 1956, Pasternak adresse le manuscrit du Docteur Jivago à trois revues soviétiques (Literatournaïa Moskva, Znamia et Novy Mir) en même temps qu’il le fait passer en Italie, où l’éditeur communiste Feltrinelli - voyant là l’œuvre d’un communiste rénovateur - le publie en 1957. Le monopole du Parti sur la production littéraire soviétique, inviolé depuis 1929, est brisé. Pasternak avait discrètement mis en garde Feltrinelli de ne tenir compte d’aucune correspondance qu’il recevrait de lui en russe, mais seulement en français ou en allemand, prévoyant que le pouvoir soviétique allait faire pression sur lui pour qu’il retire son manuscrit - ce qu’il fit effectivement.
Un an plus tard, le prix Nobel de littérature lui est décerné. Deux ans plus tard, les autorités soviétiques décident de déchoir l’écrivain de sa nationalité et de l’exiler hors des frontières. Mais il décède d’un cancer à Pérédelkino. Docteur Jivago n’est autorisé en URSS qu’en 1988. En 1990, un musée Pasternak ouvre à Pérédelkino. En 1991, l’empire soviétique s’effondre.
Pour visiter le lieu
L’Hôtel Madison est ouvert au public ;-)
Petite bibliographie
Le dossier de l’affaire Pasternak. Archives du Comité central et du Politburo. Gallimard, 1994.
Pasternak. Gerd Ruge, Hachette, 1959.
Meaux le 11 avril 2007
Bonjour,
Je viens de voir le film de Michel Andrieu sur Boris Pasternak. Je ne le connaissais que par le film : Le Docteur Givago qui raconte son histoire, du moins au début. A chaque fois qu’un auteur de l’Ex-union Soviétique se raconte c’est une sorte de rage qui remonte en moi, de l’intérieur, à l’égard de Lénine ayant préservé par miracle cet auteur. Après le succès du Docteur Givago, l’armée de Nikita Khrouchtev fit déporter la femme qui l’avait aimé et ses deux enfants dans un camp après sa mort. Tous les régimes totalitaires sont une honte pour l’humanité entière. Comment des hommes intelligents, valides, bien pensants peuvent-ils fermer les yeux aujourd’hui encore, sur les exactions perpétrées sur des innoncents au sein de pays où règnent terreur, famine, misère, guerre ? Il faut aider les artistes qui y vivent parce qu’ils sont muselés par un Etat et une armée visant uniquement des intérêts personnels. Pitié pour eux, pour les autres, ayant eu le malheur de respirer parmi des territoires qui ne mérite aucun nom.
Cordialement,
Annie Goldbaum