1ère balade sur les pas de Dreyfus et Zola à Paris

Du parc des princes aux alentours des Champs-Elysées
Le vendredi 19 août 2005.

Zola vient d’achever la fresque des Rougon-Macquart lorsque se déclenche l’affaire Dreyfus. Cette dernière se serait produite vingt ans plus tôt, Zola aurait-il préféré pour son grand œuvre cette toile de fond à celle du Second empire ? « L’Affaire » constitue en effet un bel arrière plan historique : si le Second empire s’étend sur une vingtaine d’années et s’achève par un cataclysme, la guerre de 1870, l’Affaire, elle, débute en 1894 et les esprits ne se réconcilient qu’en 1914 pour faire face à un autre cataclysme : la Grande guerre.
Zola songera bien à écrire le récit de son procès de 1898. Mais la mort le trouve avant qu’il n’ait le temps de concevoir une œuvre à partir de ses notes et souvenirs (rassemblés sous le titre Impressions d’audience [1]). C’est la génération suivante qui, avec Proust, fera de l’erreur judiciaire de 1894 et des événements qui l’ont suivie le cadre d’un autre cycle : À la Recherche du temps perdu.

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6 avenue du Pdt Wilson, la demeure de Dreyfus en 1894.

Relire aujourd’hui l’affaire Dreyfus vaut tous les romans-feuilletons [2], si l’histoire n’était pas vraie et les causes terribles. L’armée, l’État, la justice, la presse, l’élite intellectuelle, l’opinion publique en ressortent déshonorés - chacun manipulant l’autre à son tour.
Un jeu d’engrenages que personne n’a le courage d’arrêter entraîne l’armée dans une spirale infernale, et plusieurs gouvernements avec elle.
Il faut Zola, célèbre depuis L’Assommoir en 1877, affilié à aucun parti, habitué à la calomnie - certains le surnomment « l’égout collecteur » - mais confiant jusqu’au bout dans la justice, pour que l’erreur de 1894 soit réparée et Dreyfus réhabilité (en 1906 seulement !). Entre 1894 et 1899, tous les procès militaires et civils concernant l’Affaire produisent des jugements contraires à la vérité des faits !

Les acteurs

Zola et Dreyfus sont de milieux différents. Dreyfus, qui ne sera jamais un fervent admirateur de Zola, est issu de la riche bourgeoisie. Il est d’origine alsacienne, ce qui ne joue pas en sa faveur en ces temps où l’Alsace-Lorraine est allemande. Zola a connu la pauvreté après la mort de son père. Une chose au moins les rassemble cependant : ils ont de jeunes enfants, que les soubresauts de l’Affaire éloigneront d’eux plus ou moins longtemps. Pierre Dreyfus naît en 1891 et sa sœur Jeanne en 1893. Les enfants de Zola, Denise et Jacques, naissent respectivement en 1889 et 1891.

Face à eux, une armée. Sa direction opérationnelle, l’état-major général, siège au ministère des Armées (aujourd’hui ministère de la Défense) rue Saint-Dominique. L’antisémitisme se développe en France depuis les années 1880 et n’épargne pas l’état-major. Mais davantage ou tout autant que cet antisémitisme, c’est sa suffisance - en particulier celle de l’état-major et, nous le verrons, encore plus précisément de son « 4e Bureau » - et l’image qu’elle veut donner à la presse et à l’opinion publique [3] qui vont précipiter l’armée dans un cercle vicieux de mensonges et de machinations.
Dans ces conditions, lorsque l’armée est appelée à juger ou à témoigner dans la presse ou lors des différents procès liés à l’Affaire à partir de 1894, la bonne foi aveugle se mêle souvent à la désinformation délibérée.
Le chef de l’état-major est le général de Boisdeffre de 1894 à 1898 et l’un de ses adjoints est le général Gonse. La direction politique de l’armée est assurée par le ministre de la Guerre : Auguste Mercier en 1893-1895, Jean-Baptiste Billot en 1896-1898, Godefroy Cavaignac entre juin et septembre 1898.

On retrouve presque tous ces grands noms, affublés d’adjectifs divers et variés, dans J’Accuse le 13 janvier 1898. Un seul officier échappe à la hargne de Zola : le commandant Picquart (catholique), seul à l’état-major à croire et clamer - à mots couverts, devoir de réserve oblige - l’innocence de Dreyfus.

Dépendent de l’état-major des « services » et des « bureaux ». À côté du Service historique et du Service géographique, le Service de renseignements existe depuis 1871 et se nomme la « Section de statistiques ». Son responsable est entre 1886 et 1895 Jean Sandherr (et son adjoint le commandant Hubert-Joseph Henry), puis Georges Picquart en 1895-1896, puis Henry en 1897-1898. Les bureaux sont au nombre de quatre. Le 1er assure la gestion des effectifs de l’armée. Le 2e dirige l’action de renseignement sur l’ennemi. Il est en partie alimenté en information par la Section de statistiques. Le 3e bureau prépare et dirige les opérations en cas de guerre. Le 4e gère les transports et l’approvisionnement des troupes. Ce dernier bureau fonctionne plus que les autres en vase clos. Ses membres, nommés par cooptation, voient d’un très mauvais œil les jeunes stagiaires comme Alfred Dreyfus, qui effectue des stages dans chacun des quatre bureaux en 1893-1894.

Face à l’armée : l’ennemi. Les attachés militaires des ambassades d’Allemagne et d’Italie, Schwarzkoppen et Panizzardi, échangent régulièrement des informations provenant de leurs agents. Ils sont par ailleurs bons amis. Chacun entretient un réseau d’espions en France. L’espionnite fait rage en France et en Allemagne depuis la défaite de 1870. Cela explique aussi, dans une certaine mesure, que, malgré le prestige dont jouit l’armée, celle-ci, la presse et l’opinion publique ne soient pas autrement surprises qu’un espion soit découvert en 1894 dans les rangs de l’état-major.

Le déclencheur de l’Affaire est en effet la découverte en septembre 1894 d’un document adressé à Schwarzkoppen par un espion français, que l’on croit être Dreyfus et qui s’avèrera en fait être le commandant Ferdinand Walsin Esterhazy [4], officier impétueux, peu scrupuleux, couvert de dettes et qui a proposé ses bons offices aux Allemands mi-1894.

La presse met le feu aux poudres fin octobre et oblige rapidement l’état-major à dépasser le point de non-retour. La Libre parole d’Édouard Drumont, Le Petit journal, L’Intransigeant, et, dans une moindre mesure, Le Gaulois, L’Écho de Paris et Le Petit parisien, sont convaincus de la culpabilité de Dreyfus, ou que son innocence importe peu devant l’impératif d’unité et de défense nationales.

Mais toute la presse n’est pas nationaliste. La Revue blanche créée en 1891 et qui disparaît en 1903 est - après le premier cercle des défenseurs de Dreyfus constitué par son frère Mathieu, leur ami le journaliste-écrivain Bernard Lazare et le député Joseph Reinach - le premier foyer de protestation après la condamnation de 1894. Cette revue littéraire, créée par les Frères Natanson, a comme collaborateurs Lucien Herr, Zola, Anatole France, Léon Blum, Tristan Bernard, Octave Mirbeau, Jules Renard, André Gide, Proust, Apollinaire, etc., ainsi que les peintres Manet, Vuillard… Son secrétaire de rédaction est l’anarchiste Félix Fénéon.
Plus tard, Le Figaro et L’Aurore prennent la défense de Dreyfus en ouvrant leurs colonnes à la plume de Zola, Le Figaro avec mesure, L’Aurore avec démesure.

Aussi étonnant que cela paraisse maintenant, la majorité des Juifs (qui sont alors 80 000 en France et représentent dix pour cent des officiers de l’armée) et des socialistes demeurent longtemps indifférents sinon antidreyfusards. Les premiers ne souhaitent ni torpiller leur intégration dans la société française ni être accusés d’esprit partisan. Les seconds, comme on le verra plus bas avec Jaurès et Péguy et ainsi que Blum l’explique dans Souvenirs de l’Affaire, ne banniront l’antisémitisme du credo socialiste que courant 1898. Lorsque Anatole France donne la parole à un socialiste dans Monsieur Bergeret à Paris, on l’entend dire Citoyens, tenez-vous tranquilles. Les bourgeois intellectuels [sous-entendu les Lazare, Scheurer-Kestner, Zola, etc.] ne sont pas moins bourgeois que les bourgeois militaires. Laissez les capitalistes se manger le nez. Croisez-vous les bras, et regardez venir les antisémites. […] quand il s’agira de procéder à l’expropriation des capitalistes, je ne vois pas d’inconvénient à commencer par les Juifs.

Partons à la découverte du Paris dreyfusard et antidreyfusard. Nous y rencontrerons peut-être, au passage, Jean Santeuil, Jean Barois, Monsieur Bergeret, Zola et quelques-uns de ses héros.
L’affaire Dreyfus correspond aussi, en effet, à une crise du capitalisme dont l’écrivain décrit les rouages dans L’Argent (1891) - passionnante leçon de choses sur la spéculation boursière.

Cette première balade nous emmène dans l’Ouest parisien sur les pas de personnages réels ou fictifs qui gravitent autour de l’Affaire.

DU PARC DES PRINCES AUX ALENTOURS DES CHAMPS-ÉLYSÉES

1) Le 26 février 1898, un duel oppose Édouard Drumont à Georges Clemenceau au parc des Princes. J’Accuse, encore frais dans les esprits, a été publié dans L’Aurore, dirigée par Ernest Vaughan et Clemenceau. Le procès de Zola vient de se terminer. Drumont a cherché la provocation. Dans un article de la Libre parole que Bernanos cite dans La grande peur des bien-pensants, il a parlé de Clemenceau en ces termes : Vomi par vos électeurs et redevenu journaliste, vous vous êtes fait le défenseur du traître Dreyfus. Vous êtes un misérable, évidemment, mais dans votre genre, vous avez au moins le mérite d’être complet. L’arme choisie est le pistolet, et les deux hommes se ratent (Drumont est myope).

2) Un peu plus au nord et cinq ans plus tôt, les éditeurs Fasquelle et Charpentier fêtent le 21 juin 1893 la fin des Rougon-Macquart (dont le vingtième et dernier volume, Le Docteur Pascal, est achevé par Zola le 15 mai) en organisant un grand banquet au Chalet des Iles du Bois de Boulogne. Deux cents écrivains et artistes sont présents. Fasquelle est un familier de la Bourse et a renseigné Zola sur ses mécanismes lorsqu’il a conçu L’Argent.

3) Maurice Barrès s’installe en 1896 dans un hôtel du boulevard Maillot à Neuilly. Il reçoit en décembre 1897 la visite de Léon Blum qui, comme ce dernier le raconte dans Souvenirs de l’Affaire, espère obtenir de Barrès son ralliement à la cause de Dreyfus.

4) Anatole France habite 5 villa Saïd (72 avenue Foch) à partir de 1893. L’avenue Foch est aussi l’adresse du fils ingrat d’Aristide Rougon dit Saccard, héros balzacien de L’Argent.

5) Anna de Noailles, fille de la princesse de Brancovan et épouse du comte de Noailles, décède 40 rue Scheffer en 1933. Barrès fait sa connaissance en 1899. Cette rencontre adoucit son antidreyfusisme pendant un temps. Anna, vingt-trois ans, est en effet belle comme une comtesse (elle l’est), et dreyfusarde. Barrès tombe sous le charme - comme d’autres, parmi lesquels Marcel Proust. Elle a également habité 34 avenue Hoche. Sa chambre est reconstituée au musée Carnavalet.

6) La maison de Clemenceau se trouve 8 rue Franklin (aujourd’hui musée Clemenceau). Il vit ici entre 1895 et sa mort en 1929, dans un appartement de quatre pièces au rez-de-chaussée.

7) Dreyfus demeure 6 avenue du Trocadéro (aujourd’hui avenue du Président Wilson) lorsqu’il est invité le 15 octobre 1894 à se rendre au ministère de la Guerre, rue Saint-Dominique, pour, lui dit-on, une inspection de routine. Il ne retrouvera son domicile que cinq ans plus tard.

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12 avenue Hoche.

8) Mme de Caillavet habite 12 avenue Hoche (alors avenue de la Reine-Hortense) et accueille des dreyfusards dans son salon renommé, parmi lesquels son grand ami Anatole France, Joseph Reinach (soupirant moins chanceux), Marcel Proust, Clemenceau, Jaurès. Les antidreyfusards comme Maurras et Jules Lemaître s’en chassent eux-mêmes.

9) Signalons que le domicile d’un ardent dreyfusard, Ludovic Trarieux, se trouve 4 rue de Logelbach. Il est un des fondateurs de la Ligue des droits de l’homme en février 1898, juste après le premier procès Zola. Il décède ici en 1904 et s’est sans doute retourné dans sa tombe lorsque la rue adjacente a été nommée en mémoire d’Henri Rochefort.

10) Maurice Barrès habite 12 rue Georges Berger en 1890-91.

11) Le salon de Mme de Loynes - sorte d’antichambre de l’Académie française - accueille des antidreyfusards. Fille d’une employée en textile, elle a croisé sur sa route Napoléon III, Alexandre Dumas fils et Sainte-Beuve. Sa demeure, située rue de l’Arcade puis avenue des Champs-Élysées, s’ouvre chaque après-midi aux Daudet, Flaubert, Maupassant, France, Rochefort, Barrès, etc., et à son amant Jules Lemaître, associé avec Barrès à la création de la Ligue de la Patrie française.

12) Panizzardi, l’attaché militaire de l’ambassade d’Italie, habite 52 rue du Colisée. Il lui arrive d’utiliser le bureau de poste de la rue Montaigne pour expédier à ses supérieurs à Rome des dépêches chiffrées.

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52 rue du Colisée.

13) Suite aux révélations de la presse le 31 octobre, un conseil de cabinet se tient le 1er novembre 1894 au ministère de l’Intérieur, place Beauvau. Le général Mercier anime la réunion. Après le scandale lancé par les journaux antisémites, il n’est plus possible de relâcher Dreyfus.

14) Le 27 rue de la Bienfaisance est l’adresse du commandant Esterhazy, à laquelle lui est adressé le "petit bleu" par Schwartzkoppen en mars 1896.

15) Proust, qui prétend avoir emporté la signature d’Anatole France dans une pétition et rallié ainsi l’académicien à la cause de la révision, engage dans ce combat la revue Le Banquet qu’il a fondée avec des anciens du lycée Condorcet : Fernand Gregh, Daniel Halévy, Jacques Bizet… Cette équipe se retrouve régulièrement dans le salon dreyfusard de Mme Straus (veuve de Georges Bizet et mère de Jacques) 104 rue de Miromesnil, et conçoit ici la première pétition lancée dans L’Aurore au lendemain du procès Zola.

16) Marcel Proust vit avec ses parents 9 boulevard Malesherbes entre 1873 et 1900. Avec la Première guerre mondiale, l’Affaire est l’arrière-plan histoire de À la Recherche du temps perdu, dont le narrateur est dreyfusard. Elle apparaît en particulier dans Le Côté de Guermantes et Sodome et Gomorrhe. Comme France, Zola ou Martin du Gard, la fiction permet à Proust de laisser exprimer par différentes voix divers sentiments sur les événements, et de laisser ces derniers imprimer leur marque sur l’évolution des personnages, sans que l’on sache toujours bien si les opinions sont inspirées par le snobisme ou par de réelles convictions. Swann est dreyfusard. Le duc de Guermantes passe du camp dreyfusard au camp antidreyfusard. Le Prince, son cousin, ne supporte pas que son neveu Saint-Loup soit dreyfusard et devient lui aussi dreyfusard par respect de la vérité. Sa femme l’est aussi, en se cachant de son mari. Les Verdurin suivent cette même évolution.

Voir aussi 2e balade littéraire sur les pas de Dreyfus et Zola à Paris et 3e balade littéraire sur les pas de Dreyfus et Zola à Paris.

Autres sites :
- www.savoirs.ens.fr/savoir-et-engagement.
- http://dreyfus.mahj.org
- www.dreyfus.culture.fr/fr/.

[1] Il publie en 1901 La Vérité en marche, recueil des articles qu’il a écrits entre 1896 et 1901. Si Zola n’a pas le temps d’écrire sur l’affaire Dreyfus ce qui aurait peut-être été un roman, on retrouve celle-ci chez d’autres auteurs. Elle fait irruption à la moitié du Jean Barois de Roger Martin du Gard. Elle imprègne le Journal de Jules Renard, L’Anneau d’améthyste et M. Bergeret à Paris d’Anatole France (seuls romans concernant l’Affaire écrits pendant celle-ci, avec Jean Santeuil qui ne paraît, inachevé, qu’en 1952). L’Anneau d’améthyste et M. Bergeret à Paris paraissent en feuilletons dans L’Écho de Paris puis Le Figaro, France ayant quitté L’Écho, trop antidreyfusard à son goût. L’Affaire apparaît dans la pièce Les Loups de Romain Rolland jouée au théâtre de l’Œuvre le 18 mai 1898, ainsi que dans À la Recherche du temps perdu et, en fragments, dans la courte partie Autour de l’Affaire de Jean Santeuil, puis dans Le Calvaire d’un innocent, roman-feuilleton de Jules d’Arzac, dans Les Voyageurs de l’impériale d’Aragon

[2] D’autant plus que, comme dans toutes les histoires d’espions, on n’est jamais sûr, même cent ans plus tard, de savoir qui est le dernier à avoir trompé l’autre. Voir dans notre prochain article la thèse défendue par Jean Doise. On verra par la même occasion que l’origine de l’Affaire serait effectivement… un roman-feuilleton paru en 1894 dans Le Petit journal !

[3] Zola parle de « l’arche sainte et inattaquable » dans J’Accuse.

[4] Il meurt en Angleterre en 1923, sans avoir jamais été condamné.



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