Un petit point de topographie romantique

Article de Henri Boucher paru dans Le Bulletin du bibliophile, janvier 1918
Le vendredi 12 novembre 2010.

Si le souci m’est venu d’éclaircir le point de topographie dont je vais parler, la faute en est bien aux écrivains romantiques qui, à tour de rôle, on créé la confusion dans l’esprit du lecteur au sujet de la rue qu’ils habitaient en petit groupe, de 1833 à 1835, dans le vieux coin du Carrousel qui renfermait alors la rue du Doyenné et l’impasse du Doyenné.

L’appel des coupables, d’abord : Gérard de Nerval, Théophile Gautier, Arsène Houssaye. Camille Rogier, le peintre, était bien le fondateur du groupe, mais il n’a rien laissé là-dessus. L’un dira qu’il habitait la rue du Doyenné et citera plus loin l’Impasse comme sa demeure ; l’autre parlera de même ou inversement et le troisième ne parlera plus que d’une seule manière. Il est évident qu’on peut habiter une rue et avoir des fenêtres donnant sur l’impasse en même nom que la rue, mais là n’était pas le cas, et je répète qu’il me fallait sortir de l’indécision sur ce point. On verra comment j’y suis arrivé.

Examinons d’abord et analysons les textes contradictoires de ces excellents amis et bons vivants qui menaient une joyeuse vie, comme on le sait, dans ce repaire encore tout imprégné des relents des deux derniers siècles. Songez donc, quel noble, quel auguste voisinage ! Comme cadre, il était sans pareil : le Louvre, les Tuileries, puis le côte à côte des vestiges des hôtels de Longueville, d’Elbeuf, les Écuries du Roi. Le Manège, le Gymnase des Pages, la petite église Saint-Louis du Louvre, la rue Saint-Thomas du Louvre, le tout mélangé de restes de verdure au milieu de ruines délaissées. Ces messieurs ne manquaient pas de goût, ils firent leurs preuves, et celui-ci les avait menés là où ils pouvaient le satisfaire en bons poètes qu’ils étaient et, comme tels, excellents caresseurs de rêves du passé, sans oublier ou mépriser l’effectif du présent.

Procédons par ordre. Le premier qui en ait écrit est l’illustre Gautier, le Théo de l’époque en question.

Ce que nous tenons de lui sur le sujet est, à tout prendre, ce qu’on a écrit de plus précis, et selon son habitude de plus descriptif, si l’on tenait à ses premières indications. Il faut d’abord se référer à la notice sur Marilhat, la première en date, où il fait appel à des souvenirs encore peu distants de l’époque du Doyenné, l’article étant de juillet 1848, à treize ans d’intervalle. Qu’on en relise tout le début où il décrit le tableau ruiné et décrépit de leur ancienne demeure, sans oublier de mettre le cadre, et il poursuit : « J’habitais deux petites chambres dans la maison qui fait face à l’arcade qui mène au pont suspendu. Camille Rogier, Gérard de Nerval et Arsène Houssaye occupaient ensemble l’impasse, un bâtiment remarquable par un vaste salon aux boiseries tarabiscotées, aux glaces à trumeaux, etc… »

Il semble ici bien difficile d’hésiter en face d’une telle précision, et la déduction s’impose devant la distinction que fait Gautier en spécifiant que ses amis habitaient l’impasse, c’est bien laisser entendre que lui habitait la rue. Il n’en pouvait être autrement pour un logement situé en face de la Galerie du bord de l’eau, dans l’axe même du pont du Carrousel, construit de 1832 à 1834. Cette arcade n’a d’ailleurs pas changé, c’est celle qui porte le nom du pavillon de Lesdiguières. On ne peut, à mon avis, en principe, que faire fondement sur ces premières et très nettes indications de Gautier, quoi qu’il écrive par la suite, même contradictoirement, on va le voir, sans doute parce que le souvenir s’était quelque peu embrumé ou par moins de souci d’exactitude.

En effet, dix ans plus tard, en 1858, quand il donne à L’Artiste sa longue notice sur Honoré de Balzac, où il relate pour la première fois la démarche que fait auprès de lui Sandeau, venant le recruter de la part du grand Honoré pour la Chronique de Paris, il commence par ces mots : « Vers 1835, nous habitions deux petites chambres dans l’impasse du Doyenné, à la place à peu près qu’occupe aujourd’hui le pavillon Mollien. » Il commet donc ici une première confusion. Il l’accentuera neuf ans après (novembre 1867) dans sa notice sur Gérard de Nerval (Portraits et souvenirs littéraires, p.24), il dit : « Nous habitions alors impasse du Doyenné. Camille Rogier avait un appartement assez vaste dans une vieille maison. Nous occupions tout seul, dans la même rue, un petit logement où nous ne rentrions guère que la nuit ; car nous passions les journées avec les camarades dans le grand salon de Rogier, vaste pièce…, etc. » Autre contradiction ; cependant, on ne peut guère s’y tromper, malgré la confusion des termes. Gautier habitait bien un logement séparé de celui du groupe, il le dit encore ici positivement, et il est assez visible qu’il emploie le mot rue comme un terme générique sans faire la distinction des mots, puisqu’il dit la même rue, alors qu’il l’a désignée du nom d’impasse au début. Toutefois, il n’en résulte pas moins un sens de confusion pour l’esprit du lecteur, qui se trouve dans l’obligation d’interpréter le texte du narrateur pour se sortir d’embarras sur la topographie.

D’ailleurs le bon Théo n’a pas manqué de tout embrouiller dans son autobiographie, publiée en mars 1867 (L’Illustration : Sommités contemporaine). « …je demeurais, écrit-il, impasse du Doyenné, où logeaient aussi Camille Rogier, Gérard de Nerval et Arsène Houssaye, qui habitaient ensemble un vieil appartement dont les fenêtres donnaient sur des terrains pleins de pierres taillées, d’orties et de vieux arbres. » Cinq lignes plus bas, il ajoute « C’est rue du Doyenné… que fut donnée ce bal costumé qui resta célèbre… » alors que ce fameux bal déroula ses folies à l’impasse ; et à la page suivante, ne tenant nul compte de ce qu’il avait écrit en 1858, il dit : « Dans ce petit logement de la rue du Doyenné, qui n’est plus aujourd’hui qu’un souvenir, J. Sandeau vint nous chercher de la part de Balzac, pour coopérer à la Chronique de Paris… » C’est ici la pleine confusion de terme et tout y est contradictoire.

Gautier a bien fait, au début de cette autobiographie, de dire qu’il avait accepté un peu étourdiment de l’écrire, sentant bien que la mémoire pouvait le trahir. Le souvenir déjà fort effacé, il y avait 32 ans de cela, ne s’est plus attardé à la précision des termes. Si celui de la visite de Sandeau reste cette fois mieux attaché au petit logement de la rue du Doyenné, c’est que, et cela s’explique et est tout naturel, ce fut dans la vie bohème d’à côté un fait isolé, qui, bien localisé, et pour Gautier à la fois important et mémorable, a subsisté par une empreinte plus fidèle.

En octobre 1856 (Le Moniteur), il avait écrit, à propos de Chassériau, avec une mémoire plus fraîche : « Nous avons connu Théodore Chassériau tout jeune : notre première rencontre eut lieu dans une vieille maison de l’impasse du Doyenné… » c’est-à-dire dans le grand salon de Rogier, où l’artiste peignit alors Diane au bain avec ses nymphes « d’un charme sauvage et d’une grâce étrange ».

Ne compliquons pas les choses par des explications superflues, nous verrons que Gautier, dans sa première version était conforme à la réalité, et prêtons maintenant attention à ce que va dire son alter ego, le bon Gérard de Nerval.

Dans Les petits Châteaux de Bohème de sa Bohème galante, - écrits vers 1851, dit Houssaye - il commence ainsi la première phrase du premier château : « C’était dans notre logement commun de la rue du Doyenné que nous nous étions reconnus frères. » Première inexactitude. Plus loin : « Quelqu’un de nous se levait parfois, et rêvait à des vers nouveaux, en contemplant des fenêtres, les façades sculptées de la galerie du musée, égayée de ce côté par les arbres du manège… » et il poursuit ainsi : « ou bien, par les fenêtres opposées, qui donnaient sur l’impasse, on adressait de vagues provocations aux yeux espagnols de la femme du commissaire, qui apparaissait souvent au dessus de la lanterne municipale. » On avouera que pour quiconque n’a pas la connaissance de la topographie dans sa tête, comme Gérard la suivait dans son souvenir, il est plutôt malaisé de s’y reconnaître. Encore tout cela pourrait se conformer à ladite topographie, si le lieu habité avait été placé dans l’impasse et non dans la rue, comme l’a écrit en première ligne notre romantique qui, trois page plus loin, se contredit par ces mots : « nous invitions tous les locataires distingués de l’impasse… » et quelques lignes plus bas il cite l’impasse à nouveau.

Bien entendu, je ne cherche pas pas ici de chicane sur les mots, les écrits et leurs auteurs, je poursuis une recherche à travers des démonstrations, c’est pourquoi il me faut passer par toutes les complications de textes subsistant sur la question. Et voici que Gérard de lui-même va fournir de bonnes preuves à la recherche et à la conformité de la topographie. Il dit à la page suivante, à propos de la femme éplorée qui ne veut pas danser et demande à être ramenée chez elle : « … elle consentit seulement à se promener sur la petite place. Je savais ouvrir une certaine porte en planches qui donnait sur le manège et nous causâmes longtemps au clair de lune, sous les tilleuls ». Tout cela se déroule à l’impasse du Doyenné, comme le dit Gérard : rien de plus exact, en effet, par rapport à l’impasse, tout autant que les ruines de la chapelle, dont il parle plus haut, qui n’était autre que l’ancienne petite église de Saint-Louis du Louvre, dont les restes d’absides s’élevaient encore à cette bienheureuse époque à l’extrémité et au sud de l’impasse, mitoyens à la petite place, que cite Gérard, au nord de laquelle s’étendait le Manège des Écuries du Roi.

Gérard de Nerval a donc bien établi le fameux logement du Doyenné, qu’il habita avec Rogier et Houssaye, était situé dans l’impasse et non dans la rue. Mais pourquoi alors a-t-il dit la rue en commençant ? Sans doute par assimilation des lieux ou par inadvertance, en tout cas contradictoirement.

Reste le témoignage de celui qui survécut à tous ses amis, Arsène Houssaye, consigné dans ses mémoires – Les Confessions, Souvenirs d’un demi-siècle- dont la publication se fait en 1885.

Houssaye, en agréable brodeur littéraire des scènes du passé, n’eut pas toujours le souci de l’exactitude. Cependant en l’espèce, il se trouve en règle avec la réalité des faits. Il dit, tome 1, p.298 : « Théo loua, rue du Doyenné, au voisinage de Camille Rogier, un petit pied a terre….. Le luxe était en face, dans les célèbres appartements de Camille Rogier… » L’indication est assez précise pour s’y reconnaître : en face est une façon de dire, et, au demeurant, Houssaye est resté dans l’exactitude puisqu’il fait la distinction entre les deux logements, le modeste pied à terre de Théo dans la rue et la fastueuse demeure de Rogier, Gérard et lui en face, dans le voisinage, autrement dit à côté, dans l’impasse, déduction suffisamment claire qui ressort de tout ce qui vient d’être exposé.

Cependant, il me fallait arriver à localiser ces demeures d’une façon aussi précise que possible et m’appuyer sur des documents ne pouvant prêter ni à l’équivoque ni à la discussion. Je l’ai réalisé pour celle habitée par le trio romantique Rogier, de Nerval et Houssaye, et, chose plutôt curieuse et inattendue, celui qui m’a fourni, si je puis dire, d’une manière indiscutable, l’indication utile, probante, permettant d’établir la topographie précise, est le commissaire de police, avec l’aide, il est vrai, de documents figurés : les plans de la cour du Louvre et de la ville de Paris de l’époque correspondante. (Voir le plan ci-joint) [1].

Pourtant, si le doux Gérard n’avait pas gardé la hantise de ces beaux yeux espagnols de la femme du commissaire, qui logeait en face, et crayonné ce plaisant souvenir, ce point de repaire capital ne viendrait pas en manière de témoignage et de document à l’appui de la preuve.

Marut de l’Ombre, chevalier de la légion d’honneur, commissaire de police des Tuileries (1er arrondissement) demeurait, en 1835, cul-de-sac du Doyenné, n°6, ainsi que l’établit l’Almanach du Commerce par Sèb. Bottin pour les années 1832, 33 et 34, et il était encore en fonction, à la même adresse, en 1841. Recourrons maintenant au plan de la cour du Louvre et du Carrousel ; du premier coup d’œil on est fixé. Voici la rue du doyenné, orientée du Nord au Sud, et débouchant dans une rue du Carrousel : dans sa partie inférieure se branche perpendiculairement, allant à l’Est, l’impasse du doyenné, véritable cul-de-sac en effet, peu étendu, et au fond duquel se trouvent face-à-face les deux dernières maisons de l’impasse portant les n°6 et 3. Donc, le n°6 étant celle du commissaire, la preuve vient d’en être donnée, le n°3 était la demeure vétuste et somptueuse de nos romantiques. Ainsi tout s’éclaire, se précise et se vérifie.

Comme on vient de le voir, le n°3 était la dernière maison de l’impasse. Elle avait une cour commune avec celle du n° 5, sa voisine, elle touchait à l’Est aux restes de l’abside ruinée que citent Gautier et Gérard ; au Sud elle était dégagée. On se rend parfaitement compte comment, des hautes fenêtres du logement Rogier, on pouvait voir, du côté de l’impasse du nord, l’étendue du manège : à l’Est, un coin de la vieille abside ruinée, et vers le Sud, à travers les arbres du Gymnase des pages, sans doute à cette époque devenu un terrain vague où gisaient, au milieu d’une jungle d’orties et le long de la rue des Orties, les pierres qui devaient servir à l’achèvement du Louvre, la longue galerie au bord de l’eau presque toujours plongée dans l’ombre de ce côté, ombre accentuée depuis par le doublement parallèle que constitue la travée des pavillons Daru, Denon et Mollien. C’est donc, de la part de G. de Nerval, une erreur, ou une confusion, d’avoir dit que les arbres du manège égayaient de ce côté les façades de la galerie du musée, alors que c’étaient, on s’en rend compte, ceux du Gymnase des Pages.

Le musée Carnavalet conserve une peinture de Mme Lina Jaunez, n° 244, ayant figuré au Salon de 1833 sous ce titre : "Vue des ruines de Saint-Thomas du Louvre et de l’hôtel deLongueville". Le guide explicatif du dit musée (Charles Sellier et Prosper Dorbee, 1903) l’indique ainsi, un peu différemment : "Vue des ruines de la Chapelle du Doyenné (ancienne Eglise St-Thomas du Louvre)". Soit : on peut dire que c’est le coin ruiné, délabré qui prêtait tant à la rêverie de nos poètes et artistes et artistes romantiques. La toile, en hauteur, de peu de dimensions, et d’un pinceau sans éclat, n’a d’autre intérêt que de mettre sous nos yeux, assez suggestivement, semble-t-il, les restes de l’abside ruinée de la petite église Saint-Louis du Louvre, à laquelle, comme on le voit, on donnait des dénominations différentes, entrevus à travers les arbres du Gymnase des Pages, et quelques vieilles constructions au-delà. Pourrait-on y faire figurer la demeure somptueuse de Rogier, on peut en douter, si une partie des constructions visibles sont les restes de l’Hôtel de Longueville, comme l’a consigné Mlle Jaunez elle même au catalogue du Salon de 1833 [2].

Voir aussi Dans l’impasse du Doyenné à Paris, vers 1835.

[1] C’est le plan de Jacoubert, voir l’article Dans l’impasse du Doyenné à Paris, vers 1835.

[2] On trouvera une reproduction de cette toile dans un des curieux volumes de M. Georges Cain sur Paris : Les Pierres de Paris, p.191 (E. Flammarion, Paris [1910], avec cette légende : "Ruines de la chapelle de Doyenné et de l’hôtel de Longueville". Voir également pp. 199 et 211 des vues de la Place du Carrousel sous Louis Philippe et en 1849.



Forum de l'article

Depuis l'Ile Grande (Joseph Conrad)