Les poètes des années 1860-1890

Du romantisme au symbolisme
Le jeudi 30 novembre 2006.

Le texte suivant est une introduction aux balades A Paris, sur les pas des Parnassiens, des symbolistes, de Verlaine, de Mallarmé, Balade littéraire de la Bastille à la Closerie des lilas, Avec Verlaine, Rimbaud, les Parnassiens et les symbolistes à Paris .

« Rimbaud est sans doute le mythe le plus puissant de l’histoire de toutes les littératures. – D’autant plus qu’il n’y a pas de mythe à proprement parler, mais une histoire vraie qui lui ressemble, et dont on peut retenir trois aspects principaux, stupéfiants. Il est sans exemple, en effet, dans toutes les littératures, premièrement qu’un jeune homme parvienne immédiatement à la perfection, sans le détour de la longue patience du travail classique. Deuxièmement, qu’il réoriente toute la poétique générale. […] Et enfin, troisièmement, il est sans exemple que ce jeune homme abandonne et dénigre son œuvre. »
Alain Borer, dans Rimbaud, trafiquant d’âmes, hors série du magazine Télérama, novembre 2004.

« La poésie n’est plus que l’amusement des petits jeunes gens de lettres à leur début, et pour ainsi dire la perte de leur pucelage intellectuel. »
Edmond de Goncourt, qui, une fois de plus dans son Journal, ne recule devant aucune énormité.

Le romantisme touche jusqu’au milieu du XIXe siècle de nombreux domaines littéraires et artistiques. Il a voulu changer la société. Mais, nous l’avons vu, les écrivains romantiques qui se sont lancés en politique par le geste, la parole ou la plume se sont trouvés désarmés par l’échec de la IIIe République et l’avènement du Second Empire [1] : la bourgeoisie a eu la peau du peuple et du romantisme avec.
Et l’Empire ne porte pas particulièrement en son cœur Lamartine et ses confrères.

Poètes et écrivains cherchent alors d’autres voies, tout en marchant sur les traces de leurs prédécesseurs. Même Zola, à ses débuts, ne rêve que d’être poète ; la poésie reste le genre littéraire le plus noble.
Pendant que Balzac jusqu’en 1850, puis les naturalistes ensuite, révolutionnent le roman et le théâtre, les Parnassiens s’attaquent au vers romantique dans les années 1860. Cette nouvelle école à l’art classique et froid convient bien au style de l’Empire.

Puis Verlaine, Rimbaud et Mallarmé donnent naissance au symbolisme, qui achève de tourner la page du romantisme sous la IIIe République, dans les années 1880. Le symboliste n’exprime plus ni le « vague des passions », ni un idéal politique et social. Il adopte un langage obscur dans une société conservatrice où le poète n’a plus de crédit auprès des bourgeois et du peuple. Il est « poète maudit » [2] car incompris, espérant toutefois créer un autre genre de communion avec ceux qui parviendraient à le déchiffrer.

Hugo n’a plus qu’à mourir en 1885. De son exil anglo-normand, il a cependant soutenu les débuts de ces poètes et écrivains [3] aux yeux de qui il reste, pour la plupart, le « Cher illustre et vénéré maître » [4], mais d’une école dont l’heure de gloire est passée.

Ce n’est d’ailleurs pas le romantisme dans son essence que rejettent les poètes qui vont composer le groupe du Parnasse (Leconte de Lisle, Catulle Mendès, Sully Prudhomme, Verlaine, Heredia, Coppée, Théophile Gautier – ex-romantique…), mais plutôt les excès de ses bohèmes ultras : les Jeunes France du Petit-Cénacle, réunis dans les années 1830 autour du même Théophile Gautier et de Gérard de Nerval, et les Bousingots, guidés par Pétrus Borel, plus extrémistes encore dans leur projet politique et leur mépris du bourgeois.

Le nom « Parnasse » consacre l’existence de ce mouvement en 1866, lorsque, à l’initiative de Catulle Mendès et de sa femme Judith Gautier (fille de Théophile), l’éditeur Alphonse Lemerre publie un premier recueil intitulé Le Parnasse contemporain. Il paraît mensuellement à partir de 1869, puis est regroupé dans un second volume en 1871. Le troisième sera pour 1875. Lemerre publie aussi en 1866 les Poèmes saturniens d’un Paul Verlaine de 22 ans.

Les Parnassiens prônent la retenue. Leurs thèmes de prédilection sont l’histoire, les légendes, la nature, et ils prennent garde d’y introduire des sentiments personnels. Il faudra Rimbaud pour entendre dire « moi » à nouveau.
Leconte de Lisle et ses disciples rejettent aussi l’engagement social du poète. Ils sont républicains modérés, ou plutôt des républicains qui tournent le dos au réel pour s’envoler vers l’idéal. La Commune de 1871 en fera verser bon nombre dans le nationalisme. Verlaine, quant à lui, est républicain de cœur jusqu’à sa conversion religieuse en 1873.

Comme le présent ne peut produire de beauté, ils en créent eux-mêmes, adoptant la théorie de l’art pour l’art de Gautier : l’art est utile pour sa beauté. Celle-ci est créée non par l’inspiration du cœur ou de l’âme, mais par un travail acharné et minutieux de l’esprit. _Loin des humeurs nordiques et changeantes des romantiques, le poème parnassien est parfait et figé comme une statue antique. Les Parnassiens sont des esthètes qui taillent et retaillent leurs vers comme le sculpteur sa matière. Quel labeur, comparé à la facilité d’un Rimbaud, presque à la même époque !
Il faut une trentaine d’années à Heredia pour achever les sonnets qui composent le recueil Les Trophées, publié en 1893 alors que le symbolisme a déjà percé. Il est élu un an plus tard à l’Académie française devant d’autres concurrents, en particulier Zola et Verlaine (l’Académie, d’ailleurs, aime bien les Parnassiens : Leconte de Lisle y succède à Victor Hugo ; Coppée, Prudhomme en sont membres ; plus tard, les symbolistes Régnier et Valéry les rejoindront).

L’épopée du Parnasse domine les années 1860 et 1870, poussée en particulier par La Revue fantaisiste créée par Catulle Mendès en 1861 et Le Nain jaune, qui revit à partir de 1863 après avoir connu une existence éphémère sous la Restauration. Grâce également à Alphonse Lemerre, qui sait promouvoir les jeunes auteurs tout en s’enrichissant par l’édition à compte d’auteur.

Ces années marquent aussi – dans le roman – l’essor du naturalisme, avec la production des frères Goncourt, puis de Zola et de Maupassant. Cependant, peu d’intérêts communs entre ceux-ci et les Parnassiens, même si Coppée et Albert Glatigny se rapprochent des naturalistes lorsqu’ils introduisent la vie des humbles dans leurs poèmes.
Zola écrit dans La Cloche le 3 juin 1870 : « [La poésie des Parnassiens] est un automate, une poupée de carton et de bois, sèche et raide, dont on entend grincer les charnières ». Il ne sera pas plus clément avec le symbolisme, « art réactionnaire d’aristocratie et de révélation, de symboles obscurs et compliqués » (« À la jeunesse », Nouvelle campagne). Verlaine éprouve un mépris semblable à son encontre. Mallarmé apprécie en revanche l’auteur des Rougon-Macquart et son œuvre, tout comme son engagement aux côtés de Dreyfus (alors que Heredia, Régnier, Louÿs, etc. sont antisémites).

Le nouveau courant poétique qui se dessine dès la fin des années 1870 naît sur les cendres de l’Empire. Le symbolisme rejette la poésie descriptive du Parnasse, le réalisme de Balzac et Flaubert, le naturalisme de Zola, et, bien sûr, les élans du romantisme. Il part du principe qu’un autre monde, que le poète peut déchiffrer, se cache derrière le monde apparent. Au poète d’interpréter les symboles qui s’offrent à lui, de reconstruire les correspondances qui relient les couleurs, les sons, les parfums, et de suggérer au lecteur les « idées primordiales » qui expliquent l’essence des êtres et des choses. S’il est assez réceptif, ce dernier pourra « recoller les morceaux » [5].
Le symbolisme veut rendre en même temps toute sa liberté au vers, pour lui redonner souffle, sonorité et musicalité. « De la musique avant toute chose », proclame Verlaine dans son Art poétique composé en 1874 et publié en 1882. À la rime fixe et à la ponctuation, on préfère le vers impair et même le vers libre, au nombre variable de syllabes.

Pour les poètes qui s’y rattachent et pour le public, les contours du symbolisme restent longtemps assez flous. C’est un idéal poétique avant d’être une école littéraire, dont Jean Moréas ne définit les caractéristiques qu’en 1886, dans un manifeste – peu lumineux… – publié par Le Figaro [6].

Ses précurseurs sont Nerval, Baudelaire, Villiers de l’Isle-Adam, Charles Cros, Rimbaud et Verlaine.
Ses hérauts sont Mallarmé (dont les poèmes, comme ceux de Verlaine, sont refusés par Anatole France, Banville et Coppée pour la troisième livraison du Parnasse contemporain en 1875), Albert Samain, Rémy de Gourmont, Jules Laforgue, Laurent Tailhade, Gustave Kahn, Maurice Maeterlinck, Stuart Merrill, Henri de Régnier, Pierre Louÿs, Rémy de Gourmont, Alfred Jarry, Paul Valéry, Émile Verhaeren, Francis Vielé-Griffin, le jeune André Gide… Dans les années 1880, Mallarmé leur ouvre son salon, 89 rue de Rome, le mardi à partir de vingt heures.

Le symbolisme touche aussi la littérature plus largement, ainsi que la peinture et la musique. Le genre est représenté au théâtre par des pièces de Villiers de l’Isle-Adam, Maeterlinck, Claudel ou Saint-Pol Roux, et à l’étranger par des auteurs comme Blok en Russie ou Oscar Wilde en Angleterre. Les peintres Gustave Moreau, Odilon Redon, les « Nabis » – dont Pierre Bonnard et Maurice Denis – sont également symbolistes, tout comme les musiciens Claude Debussy et Érik Satie.
Les surréalistes reprendront le flambeau en France dans les années 1920.
Un peu plus tôt, au tournant du siècle, Marcel Proust n’est pas très éloigné de l’inspiration symboliste lorsque, constatant lui aussi les lacunes du réel, il tente par la réminiscence et la mémoire involontaire de recréer un temps différent mais plus réel que le temps vécu [7]…

[1] Et, excepté peut-être Hugo, la plupart n’ont jamais quitté réellement leur conscience de classe, malgré leur engagement. Leurs réactions à juin 1848 et à la Commune de 1871 le montrent. Si l’on se permet un saut dans le temps, c’est aussi le point de vue de Pascal Bruckner sur un autre engagé, du XXe siècle cette fois : Jean-Paul Sartre. « Ce démarcheur du Tiers-monde n’acceptait ce dernier qu’à condition qu’il remplisse le cadre familier de la victime dont on n’a rien à apprendre. Ce théoricien de l’engagement tous azimuts, ce maniaque de la pétition n’avait de goût véritable que pour les hommes de sa tribu » (Le Sanglot de l’homme blanc, Paris, Seuil, collection Points Actuels, 1986).

[2] Titre de l’ouvrage publié par Verlaine en 1884 sur Mallarmé, Tristan Corbières et Rimbaud.

[3] « Une des joies de ma solitude, c’est, Monsieur, de voir se lever en France, dans ce grand dix-neuvième siècle, une aube jeune de vraie poésie. Toutes les promesses de progrès sont tenues et l’art est plus rayonnant que jamais ». Lettre du 22 avril 1867 adressée à Paul Verlaine par Victor Hugo depuis Guernesey.

[4] Lettre à Hugo de Verlaine, qui signe « Votre tout humble et dévoué serviteur et admirateur », le 14 septembre 1867.

[5] Dans la Grèce antique, le « symbolon » était un objet de poterie brisé en deux et remis à deux ambassadeurs de cités alliées pour se reconnaître.

[6] Moréas avait suggéré dans Le XIXe siècle du 11 août 1886 de nommer désormais les poètes « Décadents » les « Symboliques ». Le Figaro l’invita à définir le Symbolisme et intitula son article Un manifeste littéraire.

[7] Mais il vise Mallarmé et ses disciples en publiant en juillet 1896 Contre l’obscurité dans La Revue blanche des frères Natanson, dans laquelle Mallarmé publie également des articles.



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