Pierre LOTI à La Roche-Courbon

Le mercredi 1er septembre 2010.
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Le château de la Belle-au-bois-dormant, ainsi dénommé car il a retrouvé vie 100 ans après son abandon
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Devant l’une de ces grottes préhistoriques, à 800 mètres du château, Loti raconte qu’il a découvert "le grand secret de la vie et de l’amour" avec une jeune bohémienne. C’est pourquoi ce château sera toujours cher à son coeur. En 1908, il lance un appel dans le journal Le Figaro. En 1920, un industriel, Paul Chénereau, entreprend le sauvetage du château et de son parc.

"J’arrivai à Fontbruant [1], où la joie de retrouver ma soeur chassa tout d’abord cette sorte de détresse mystérieuse. Je ne me doutais pas du reste que la fin de cette journée me réservait une apparition délicieusement troublante et révélatrice, dont le vague pressentiment peut-être me possédait depuis la veille.

Le soleil des beaux soirs d’été commençait de décliner ; sur un banc à l’ombre des tilleuls de la terrasse, je venais de m’asseoir en compagnie de deux ou trois amis de mon beau-frère, et ils causaient entre hommes d’une certaine belle gitane, farouche et inabordable, dont la petite tribu était depuis deux jours campée à l’entrée de la forêt. Devant nous, une lumière couleur d’or rouge illuminait, comme pour annoncer une fête, la profusion des fleurs, de ces vieilles fleurs de France que l’on appelle fleur de curé, et qui étaient tout le charme de ce jardin d’autrefois, des dahlias roses, des dahlias jaunes, des zinnias, des croix de Malte… C’est alors que là-bas le grand portail vert s’ouvrit tout à coup, et une fille audacieuse, qui n’avait même pas daigné sonner, entra comme chez elle.

- Ah ! par exemple, dit l’un des hommes présents, le dicton est vrai ; quand on parle du loup…

Même d’un peu loin comme elle venait d’apparaître, cette créature inattendue (leur belle gitane évidemment) se révéla pour moi incomparable, et je ne pus me tenir de m’approcher tout près d’elle, avec une irrésistible effronterie, tandis qu’elle offrait des petits paniers en jonc tressés à une rigide servante appelée Bertrade et coiffée du foulard de Gascogne, qui la rembarrait avec mépris. Dix-huit ou vingt ans peut-être, cette bohémienne, un peu plus âgée que moi qui n’en avais que seize ; très basanée, couleur des vieilles terres cuites d’Etrurie, avec une peau d’une finesse merveilleuse ; sa très pauvre robe en indienne mince, d’une éclatante propreté, moulait presque trop sa jeune gorge de statue qui, là-dessous, se devinait complètement libre ; son épaisse chevelure noire était piquée d’épingles de clinquant ; elle avait à ses petites oreilles de gros anneaux d’or et autour du cou un fichu de soie rouge. Ce qui fascinait par-dessus tout, c’était ses yeux de profondeur et de nuit, - derrière lesquels, qui sait, il n’y avait peut-être rien, mais où l’on eût dit que se cachait tout le mysticisme sensuel de l’Inde. Ces yeux-là, je devais les retrouver plus tard chez les bayadères des grands temples hindous, qui sont vêtues de soie et d’or et qui ont la gorge, les bras, même le visage, étincelants de folles pierreries… Sous la rebuffade de la domestique, elle s’en alla, silencieuse et hautaine, comme une reine outragée ; mais elle avait certainement compris tout de suite mon admiration étonnée et ardente, car, avant de disparaître, elle retourna deux fois sa petite tête exquise pour me revoir, et, ce qui acheva ma déroute, je sentis très bien que son dernier regard, pour moi tout seul, s’était adouci dans un vague sourire.

Quand la belle nuit d’étoiles fut tout à fait venue, retiré dans ma chambrette blanche, je restai longtemps, longtemps à ma fenêtre ouverte, accoudé sur l’appui qui était en ces pierres massives des maisons de jadis.

Un peu de fraîcheur bienfaisante commençait à monter du jardin bas et des sources, on sentait une odeur de lichen et de branches moussues qui était comme l’haleine des bois endormis ; les hiboux s’appelaient par de douces petites notes de flûte et, de temps à autre, du fond de la forêt, arrivait en sourdine le cri glapissant des renards dont la voix ressemble à celle des chacals.

Ah ! comme je me rappelle encore cette chaude nuit où commença mon envoûtement !… La forêt, la forêt, elle était maintenant animée pour moi par une présence dont je restais uniquement préoccupé. Tout près d’ici sans doute, à un carrefour que l’on venait de m’indiquer, la Gitane s’endormait à cette heure, - sur la mousse, ou bien dans sa roulotte de nomade ? seule, ou entre les bras fauves de quelqu’un de sa tribu ?…

Sur la fin de cette même nuit, un rêve enchanta mon sommeil. Je me croyais au milieu de bois inextricables, dans l’obscurité, me frayant à grand peine un passage parmi des broussailles et des roseaux, et j’avais conscience que des êtres imprécis suivaient la même direction que moi à travers le fouillis des branches.
Ces compagnons de ma difficile route peu à peu s’indiquèrent comme des bohémiens en fuite et bientôt je la devinai elle-même, la belle Gitane, se débattant à mes côtés contre les lianes qui de plus en plus enlaçaient nos pieds. Quand enfin nous fûmes tombés ensemble dans les joncs enchevêtrés, je la pris dans mes bras et, à son contact intime, je me sentis faiblir tout à fait par une sorte de petite mort délicieuse…

Dès que le grand soleil matinal eut reparu dans ma chambre si simple et blanche, je désirai follement la revoir, ainsi qu’il arrive toujours pour toute créature qui en rêve vous a donné une pareille illusion voluptueuse, et, ayant passé à ma ceinture mon perpétuel et inutile petit revolver, je m’acheminai de bonne heure vers la forêt.
Approchant du carrefour indiqué, à l’ombre d’énormes chênes verts, je ne tardai pas à apercevoir trois ou quatre roulottes dételées, et des chevaux qui paissaient l’herbe rase ; par terre, flambait un feu de branches mortes dont la fumée sentait le sauvage, et une vieille femme à tête de sorcière cuisinait là quelque chose dans une marmite. Sans doute les hommes de la petite tribu étaient déjà partis en maraude, car il ne restait autour des voitures que des enfants aux longs yeux d’ombre, - comme les siens, - et elle-même, la Gitane d’hier et de cette nuit, tressait des paniers, assise avec une grâce de jeune déesse sur le vieux sol charmant feutré de lichen, de mousse et de graminées fines. Alors je passai très près, trop près d’elle ; un élan m’entraînait à tout simplement lui dire : Me voici, tu vois, je suis venu à ton appel souverain de la nuit dernière ; tu penses bien que tout m’est égal à présent dans le monde, hormis toi… Mais bien entendu, je m’éloignai sans lui avoir rien dit, m’étant seulement grisé de son imperceptible et énigmatique sourire, où il y avait à la fois du consentement et de l’ironie.

L’envoûtement mutuel dura ainsi cinq ou six jours, sans qu’une parole fût échangée ; comme s’il y avait déjà entre nous un semblant de compromis qui commandait le secret, elle ne revint plus à la maison pour essayer de vendre ses paniers, que pourtant beaucoup de gens du village lui achetaient ; mais, d’aussi loin que nous pouvions nous apercevoir, nos regards ne se quittaient plus dès qu’ils s’étaient accrochés.

Et enfin, par une après-midi surchauffée d’août, avec une brusquerie stupéfiante, le dénouement inévitable survint, parmi des fouillis de branches et de roseaux pareils à ceux de mon rêve, dans le ravin ombreux des grottes, au milieu d’un essaim de très fines libellules qui semblaient aussi impondérables que des petites plumes et qui, pour la fête de notre hyménée sans doute, s’étaient somptueusement vêtues de pierreries et de gaze d’or, les unes en bleu, les autres en vert.
J’étais venu m’installer là, dans la nuit verte, parce que je savais qu’elle y cueillait d’habitude ses joncs ; pour me donner contenance, j’avais apporté mes crayons et mon bloc de dessin, et, rien qu’en l’apercevant de loin arriver de son allure souple, par le sentier le long des rochers en muraille, j’avais pressenti la minute suprême qui finirait ma vie d’enfant. En effet, si ce n’était pas moi qu’elle voulait, pourquoi s’approchait-elle ainsi, cauteleusement, sans me quitter des yeux, mais avec les petits détours d’un chat qui craint d’effaroucher sa proie ?… Je commençais de trembler et de ne plus me sentir maître de moi-même ; quand enfin elle s’arrêta tout près, tout près en faisant mine de s’intéresser surtout à mon crayonnage, je m’enhardis jusqu’à prendre sa main, qu’elle laissait pendante, presque à toucher mon carton, - sa petite main moricaude, experte à commettre des vols dans les fermes aussi bien qu’à tresser des roseaux en paniers.
Au lieu de se dérober, et toujours sans rien dire, elle m’attira imperceptiblement comme pour m’indiquer de me lever, - et je me levai, docile, la tête maintenant tout à fait perdue, pris du délicieux grand vertige que je connaissais pour la première fois ; debout maintenant devant elle, j’enlaçai sa taille de mes bras, tandis qu’elle passait les siens autour de mon cou. Elle gardait toujours son même sourire de consentement moitié moqueur et son même silence.

Jamais encore je n’avais entendu le son de sa voix, quand ma bouche s’appuya éperdument sur la sienne, ce qui fit passer dans tout mon corps comme le tremblement d’une grande fièvre ; je crois que nous chancelions tous les deux, l’un cherchant à entraîner l’autre sans trop savoir où, mais l’un et l’autre souhaitant, avec une muette complicité, de trouver quelque recoin plus inviolable encore, dans ce ravin dont l’enchevêtrement ombreux était pourtant déjà une suffisante cachette.

Le grand secret de la vie et de l’amour me fut donc appris là, devant une de ces entrées de grotte qui ressemblent à des portiques de temple cyclopéen ; c’était parmi des scolopendres et des fougères délicates ; pour tapisser la terre sur laquelle nous étions étendus, il y avait des mousses de variétés rares et comme choisies ; des branchettes de phyllirea formaient des rideaux à notre couche, et au-dessus de nos têtes, les fines petites libellules impondérables, assemblées sans frayeur, jetaient parmi les feuilles leurs étincellements de pierreries…

Qu’est-ce donc qui avait pu l’amener à moi ?
N’avais-je pas aperçu deux ou trois jeunes hommes de son campement qui me paraissaient beaucoup plus beaux ?… Après tout, ils étaient ses frères peut-être…
Et puis, sans doute elle avait deviné mes raffinements, qui étonnaient et charmaient sa sauvagerie, de même que ma passion toute sensuelle s’exaltait de ce qu’elle fût la dernière des dernières, fille d’une race de parias, petite gitane voleuse. De ce qu’elle ne fût que cela, notre intime communion n’en devenait pour moi que plus suavement coupable ; avec mes scrupules d’alors, je trouvais très criminel, presque sacrilège, - mais si adorablement sacrilège ! - de m’être donné tout entier, en esclave, pour lui apporter l’ivresse suprême…
J’ai écrit quelque part, je ne sais où, cette vérité qui, je crois bien, n’était pas neuve : Les lieux où nous n’avons ni aimé ni souffert ne laissent pas de trace dans notre souvenir. En revanche, ceux où nos sens ont subi l’incomparable enchantement ne s’oublient jamais plus ; ainsi le ravin où s’accomplit mon initiation, ses fougères, ses mousses, le mystère de ses grottes, même jusqu’à ses frêles libellules au corps étincelant, ont gardé, pour le reste de ma vie, une nostalgique attirance…"

Pierre Loti, Prime jeunesse

[1] Saint-Porchaire, tout près de la Roche-Courbon.



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