L’humour et le comique de situation des Scènes de la vie de bohème font encore mouche aujourd’hui, pour celles et ceux qui ont le bonheur de les lire. Les astuces et manoeuvres des héros pour échapper à un bailleur impatient, se faire payer un bon repas sans dépenser un sou ou trouver un habit présentable constituent les chapitres d’un efficace manuel de survie dans la vie de bohème.
Mais à les lire jusqu’au bout, on comprend que ces Scènes cachent, derrière leur légèreté de façade, la condition précaire et parfois dramatique de l’artiste des années 1840-1850, qui se distingue de celle des décennies précédentes en ce qu’elle a moins partie liée avec une quête artistique qu’avec une quête de la survie.
Avant de visiter les mansardes et les restaurants enfumés fréquentés par Henry Murger, ses héros et leurs contemporains Baudelaire, Nerval, Gautier, etc., prenons le temps de découvrir d’où vient cette "bohème", mythe universel de la vie d’artiste qui fleurit dans les années 1830-1840 à Paris et séduit les européens du XIXe siècle, jusqu’aux expatriés d’outre-Atlantique de la Lost generation des années 1920 et de la Beat generation des années 1950 [1].
Première surprise, l’usage commun du terme n’attend pas l’apogée du romantisme. Il remonte au Moyen Age ! Un "bohème" (on dira plus tard "bohémien") désigne alors un vagabond, selon l’idée répandue à l’époque que la Bohême (avec un accent circonflexe) - région qui compose aujourd’hui la République tchèque avec la Moravie et une partie de la Silésie - était un réservoir à nomades.
Même s’ils constituent de faciles boucs émissaires en cas de troubles, ces bohèmes (que l’on appelle aussi Tsiganes ou "Égyptiens") bénéficient d’une image favorable entre le début du XVe siècle, moment de leur arrivée en France, et le XVIIe, notamment grâce à leurs pratiques chrétiennes, la protection que leur accordent des nobles et la faveur dont jouissent leurs danses et leur mode de vie oriental. Mme de Sévigné accueille ainsi pendant l’été 1671 une troupe bohémienne venue donner des spectacles dans son château des Rochers.
Les États se ferment ensuite peu à peu à ces populations migrantes, qu’ils regardent de plus en plus avec un mauvais oeil.
À cette époque - le XVIIe siècle - le "bohème" s’émancipe du "bohémien" [2] et prend une signication plus intellectuelle, avec en particulier Tallemant des Réaux qui emploie le terme pour qualifier une personne vivant certes à la marge, mais entretenant aussi une forme nouvelle de liberté de pensée qui se traduit souvent dans son allure vestimentaire. Le Roman comique de Scarron, dont la première partie paraît en 1651, décrit entre autres les aventures de comédiens itinérants qui traversent la France de village en village.
Charles Nodier renchérit sur ce thème lorsqu’il écrit Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux en 1830 et montre la bohème comme un « mode de vie et de pensée librement assumé, riche de toutes les promesses » [3]. On est en plein romantisme. L’artiste et l’écrivain doivent se libérer des entraves de la société pour s’en faire les héraults. De la bibliothèque de l’Arsenal dans les années 1820 à la rue Notre-Dame-des-Champs ensuite, en passant par la rue des Quatre-vents des Illusions perdues, les cénacles sont le repaire de ces bohèmes romantiques qui défendent un idéal au milieu d’une société dont l’industrialisation et l’urbanisation s’accélèrent, accompagnées par un anonymat et des possibilités de rencontre croissants dans la ville, et à Paris en particulier.
Les années 1840 voient l’explosion de la bohème, avec les romans de Musset Frédéric et Bernerette (1838) et Mimi Pinson, profil de grisette (1845), Un Prince de la Bohème de Balzac en 1844 (qui insiste sur l’accent grave et non circonflexe), Les Bohémiens de Paris, adaptation au théâtre des Mystères de Paris, en 1843 et les Scènes de la vie de bohème de Murger qui paraissent entre 1845 et 1849 en feuilleton dans le journal satirique Le Corsaire Satan [4]et sont publiées en librairie en 1851. On pourrait encore citer les Physiologies, ces études de moeurs dont les auteurs se nomment Balzac, Sophie Gay, Frédéric Soulié, Louis Huart, etc. et qui connaissent une grande vogue dans les années 1840 en décrivant les conditions de vie de la grisette, des amoureux, de la lorette, de l’étudiant, du flâneur, du séducteur, du poète… et même des voleurs (par François Vidocq !).
La bohème littéraire occupe dans les années 1835-1850 différents lieux de vie dans la capitale, qui ne sont d’ailleurs pas situés exclusivement dans le Quartier latin, mais aussi sur la rive droite, en général non loin des quais : les mansardes anonymes et parfois collectives des héros de Murger, l’impasse du doyenneté pour Nerval, Gautier, etc. au milieu des années 1830 [5], l’hôtel de Lauzun pour Baudelaire, Gautier, etc. au milieu des années 1840.
Mais l’on a aussi affaire à différentes bohèmes.
Si Balzac en propose de belles définitions [6], celle qu’il décrit appartient aux aristocrates et annonce le dandysme. Un dandysme pas très éloigné du style de vie des locataires du 3 impasse du Doyenné, qui redonnent un second souffle au romantisme, et de ceux de l’hôtel de Lauzun, 17 quai d’Anjou, qui préparent le symbolisme.
Mais le dandysme et l’idéal artistique sont deux choses que les héros de la bohème de Murger n’ont pas les moyens de s’offrir. D’ailleurs, l’ont-ils si choisie que cela ?
Si un de leurs lieux favoris est le café Momus que fréquentent également Murger, Baudelaire, Nadar, Champfleury, etc. et qui est un des berceaux du réalisme, Rodolphe et ses compagnons ne se retrouvent pas tellement autour d’un idéal commun, mais de caractéristiques communes que sont la jeunesse et le dénuement. Leur bohème finit parfois mal (comme Jacques qui meurt à l’hôpital) ou oblige à se plier aux exigences du marché littéraire pour survivre. « Le monde de Murger est plus naturel et à l’abandon. La rue des Canettes […] vit au jour le jour, elle n’a pas l’horizon du passé, l’enthousiasme exalté pour tous les vieux maîtres gothiques et non classiques, le mépris du médiocre, l’horreur du lieu commun et du vulgaire, l’ardeur et la fièvre d’un renouvellement » [7].
Pour Karl Marx, la bohème est encore pire que cela : c’est la canaille, le lumpenproletariat, le sous-prolétariat chez qui se recrutent les indicateurs de la police. Il écrit dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte : « Des roués en déconfiture, dont les moyens d’existence n’étaient pas moins douteux que l’origine, des bourgeois déclassés, corrompus, véritables chevaliers d’industrie, des soldats et des prisonniers libérés, des galériens en rupture de ban, des charlatans, des faiseurs de tours, des lazarroni, des voleurs à la tire, des prestidigitateurs, des joueurs, des maquereaux, des tenanciers de bordels, des portefaix, des littérateurs, des joueurs d’orgue, des chiffonniers, des rémouleurs, des rétameurs, des mendiants, en un mot toute la masse confuse, irrégulière, flottante, que les Français appellent la bohème […] tous ses membres, à l’exemple de Bonaparte, éprouvaient le besoin de vivre aux dépens de la nation qui travaille. »
Lorsque les Scènes de la vie de bohème sont publiées en librairie en 1851, leurs lecteurs ont vécu l’échec des deux révolutions de 1848. Ils se méfient des messages artistiques et sociaux que portaient les héros des feuilletons de Sand, Sue, Soulié, etc. Ils apprécient davantage, dans ces Scènes, la peinture légère et fine de la société sous la monarchie de Juillet, et la description d’une bohème qui n’est plus un idéal de vie mais un état qu’il vaut mieux quitter à temps - avec ses illusions perdues - plutôt que d’y mourir, comme le pense et le vit Murger lui-même.
Voici quelques lieux fréquentés par la bohème littéraire à Paris dans les années 1840.
Le café Momus occupe au 17 rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois le rez-de-chaussée du Journal des débats. S’y retrouvent non seulement les dignes représentants de la bohème artistique et littéraire, mais aussi les plumes du journal : Chateaubriand, Sainte-Beuve, Taine, Renan… Baudelaire y fait la connaissance d’un jeune journaliste de Laon, Champfleury, ami de Murger, et l’introduit dans les milieux littéraires de la capitale. Il deviendra un romancier réaliste et un des peintres de la bohème, par exemple dans Les Aventures de Mlle Mariette (1853).
Le café Momus est pour les héros de Murger plus un lieu de passage que le port d’attache d’un groupe littéraire.
C’est ici que chaque soir commencent à s’y retrouver Rodolphe, Marcel, Schaunard et Colline. Pas forcément pour beaucoup consommer, d’ailleurs. Ils ont fait connaissance par hasard. Marcel est devenu locataire d’une chambre que Schaunard ne pouvait plus payer. Schaunard, parcourant Paris en quête d’un emprunt, s’est trouvé à la même table que Colline dans le bistrot de la mère Cadet [8], et tous deux, ivres-morts, ont échoué au café Momus où se trouvait Rodolphe, un ami de Colline. Ils ont terminé la nuit dans la chambre de Schaunard, que celui-ci avait oublié avoir abandonnée le matin-même…Marcel et Schaunard décident bientôt de louer ensemble la mansarde.
Murger va chercher ses personnages dans la vie réelle, en forçant le trait pour la caricature et parce que - ne l’oublions pas - les Scènes de la vie de bohème paraissent d’abord dans la presse et se plient aux mises en scène et aux règles du feuilleton. Sous les traits de Rodolphe, on reconnaît Murger ; le peintre et compositeur Schanne devient Schaunard (avec la terminaison en ard ou ar caractéristique de la bohème - le surnom le plus célèbre est Nadar) ; le peintre Tabar devient Marcel ; le sculpteur Joseph Desbrosses devient Jacques ; le journaliste Barbara devient Carolus Barbemuche ; les philosophes Jean Wallon et Marc Trapadoux donnent Gustave Colline.
le Prado est un restaurant-bal sur l’île de la Cité, démoli en 1860 pour faire place au tribunal de Commerce. C’est là que Rodolphe, en quête d’une âme soeur, tombe sur Louise, une lorette qui habite rue Saint-Denis et le délaisse rapidement pour un autre.
Rodolphe a habité rue de la Tour-d’Auvergne où, comme Nadar vers 1840 au 88 rue de Montmartre, il recevait ses amis pour des soirées artistiques. Murger lui-même a vécu 1 et 3 rue de la Tour-d’Auvergne.
Mademoiselle Musette est une grisette qui devient lorette (femme entretenue) en déménageant de la rue de la Harpe au quartier Bréda - rue La Bruyère. Marcel tombe amoureux d’elle et l’accueille dans son atelier du quai des Fleurs. La Bernerette de Musset habite aussi rue de la Harpe, et Murger rend au passage hommage au poète.
Au 17 quai d’Anjou se trouve toujours le bel hôtel de Lauzun - hôtel Pimodan au milieu des années 1840, au moment où Baudelaire, Gautier et le club des Hashichins s’y réunissent.
Murger habite rue 71 Mazarine en 1847 dans le même hôtel que Proudhon. Il retrouve ses amis au café Momus, au cabaret de Perrin, place Saint-Sulpice, à la brasserie Andler, rue Hautefeuille, à deux portes de la demeure de Courbet au n°28 de la rue. Dans cette brasserie se rencontrent les réalistes, qu’ils soient peintres ou écrivains : Champfleury, Baudelaire, Daumier…
au milieu des années 1850, les lieux de rencontre de ceux que les Goncourt [9] appellent « les bohèmes du petit journalisme » sont la Brasserie des Martyrs, 7 et 9 rue des Martyrs, le Moulin-Rouge, le café Riche à l’angle du boulevard des Italiens et de la rue le Peletier, le Divan, rue Le Peletier, le restaurant du Gymnase, le restaurant Dinochau, au coin de la rue de Navarin et de la rue Bréda, le bal Mabille allée des Veuves (depuis avenue Montaigne), la Librairie nouvelle de Bourdilliat et Jacottet 15 boulevard des Italiens, au coin de la rue de Gramont, rachetée en 1862 par Michel Lévy…
Sources :
Introduction de Loïc Chotard aux Scènes de la vie de bohème, Folio n°1968.
La Bohémienne dans les dictionnaires
français (XVIIIe-XIXe siècle) : discours, histoire et pratiques socio-culturelles, sur www.episteme.u-bordeaux.fr/publications_filhol/bohem_dico.pdf
http://perso.orange.fr/colloque-champfleury
[1] Et jusqu’aux amis de la bande de Carco, Dorgelès et MacOrlan, au tournant du siècle à Montmartre. Voir Balades dans le Montmartre d’en haut. On pourrait citer encore le cercle zutique du 3e étage de l’Hôtel des Étrangers en 1871, à l’angle du boulevard Saint-Michel et des rues Racine et de l’École de Médecine. Voir Avec Verlaine, Rimbaud, les Parnassiens et les symbolistes à Paris.
[2] Qui deviendra bientôt un être aux pouvoirs mystérieux, souvent magiques et parfois malfaisants sinon diaboliques. Témoins les bohémiennes qui enlèvent Esmeralda lorsqu’elle a à peine un an, dans la Notre-Dame de Paris de Hugo (1831), ou la Carmen de Mérimée (1845), qui sait lire l’avenir.
[3] Introduction de Loïc Chotard aux Scènes de la vie de bohème, Folio n°1968, dont nous reprenons ici de nombreux éléments d’analyse.
[4] Fin 1845 et en 1846, un jeune débutant, Charles Baudelaire, publie quelques textes au Corsaire-Satan. En 1848, il lancera un bref journal, Le Salut public, avec Champfleury.
[5] Nerval, Arsène Houssaye et le peintre Camille Rogier louent en 1836 un appartement au 1er étage de l’hôtel du Doyenné, 3 impasse du Doyenné, à l’emplacement aujourd’hui de la pyramide de Peï, un peu plus au sud. Gautier loue alors un deux-pièces tout près, dans la rue du Doyenné. Nerval décrit la vie impasse du Doyenné dans Petits châteaux de Bohême en 1852.
[6] « La bohème, qu’il faudrait appeler la Doctrine du boulevard des Italiens, se compose de jeunes gens tous âgés de plus de vingt ans, mais qui n’en ont pas trente, tous hommes de génie dans leur genre, peu connus encore, mais qui se feront connaître, et qui seront alors des gens fort distingués […] La bohème n’a rien et vit de tout ce qu’elle a. L’espérance est sa religion, la foi en soi même est son code, la charité passe pour être son budget. Tous ces jeunes gens sont plus grands que leur malheur, au-dessous de la fortune mais au dessus du destin » Un Prince de la Bohème
[7] Nouveaux lundis de Sainte-Beuve, tome VI. Murger fréquente en 1842-1843 le cénacle de l’hôtel Merciol, 5 rue des Canettes, avec Champfleury.
[8] Le "bouchon" de la mère Cadet, barrière du Maine, a disparu dans le percement de la rue du Départ près de la gare Montparnasse.
[9] Qui dénoncent la bohème dans Charles Demailly.