Allongeant son ombre immense
Sur le monde et sur Paris
Quel est ce spectre aux yeux gris
Qui surgit dans le silence ?
Fantômas, serait ce toi
Qui te dresse sur les toits ?
Final de La Complainte de Fantômas de Robert Desnos (1933).
Sur l’affiche devenue mythique du film Fantômas de Louis Feuillade et des premiers romans signés Souvestre et Allain, une silhouette sombre, haut de forme et frac, dont le visage, masqué d’un loup restera insaisissable, écrase Paris et la Seine sous son joug. C’est Fantômas. Le maître de l’horreur et du crime diffuse la terreur dans la capitale. Voleur, assassin, bandit, roi du déguisement et de la fuite, Fantômas, l’anti-Arsène Lupin, est aussi l’un des plus impressionnants succès de librairie du début de siècle.
En 1911, Paris vibre aux amours impossibles de Fandor et de la Belle Hélène, à l’odeur du sang et à la traque sans fin de Juve. Sous les déguisements de banquiers ou de manutentionnaires des halles, de la rue de l’université, d’Auteuil jusqu’aux hauteurs de Belleville, le mal est partout. Si au fil des trente-deux volumes écrits de concert par Marcel Allain et Pierre Souvestre puis des douze menés en solitaire par Allain, Fantômas sous le nom de Gurn est venu du lointain Transvaal avant d’étendre le champ d’action de ses forfaits au monde entier, Paris, où nul n’est plus à l’abri, reste le lieu principal et l’héroïne de cette aventure au pays du mal. De plus, les films qui, dès 1913, portent à l’écran les aventures du maître de l’effroi contribuent aussi à véhiculer au delà des frontières une certaine image de la ville des Lumières, trouble, onirique, dangereuse et excitante.
Fantômas à Paris est d’abord une histoire d’auteurs parisiens. Les allers-retours entre fiction et réalité ont même poussé Marcel Allain à loger l’intrigue jusque dans son propre domicile - la villa Eden Roc à Andresy dans les Yvelines.
Marcel Allain et Pierre Souvestre se rencontrent en 1907 par l’entremise de Mariette Lemoine. Pierre Souvestre, né en 1874, fils d’un préfet breton et petit neveu de l’écrivain Émile Souvestre, est alors un auteur, un avocat et un journaliste lancé dans les milieux parisiens. Ancien secrétaire de rédaction au Monde diplomatique [1] et collaborateur du journal L’Auto qui deviendra L’Équipe, c’est également un passionné d’automobiles, organisateur de courses et de rallyes. Alors qu’il occupe plusieurs fonctions honorifiques et la rédaction en chef du magazine Le poids lourd, il débute une collaboration avec le jeune Marcel Allain, né en 1885 et alors âgé de 22 ans, qui devient son secrétaire. Cette rencontre professionnelle et l’amitié qui en découle aboutissent à la parution d’un premier roman-feuilleton commun, Le Rour dans le magazine L’auto en 1909.
La signature de Fantômas chez Fayard naît en avril 1910 d’un quiproquo. Les deux compères et la presse de l’époque pratiquaient en effet les techniques marketing toujours actuelles en terme de lancement avant la parution d’un nouveau roman-feuilleton. Nous avions alerté les lecteurs de L’Auto, avec des notes qui passaient dans le journal et qui étaient vraiment assez amusantes. Nous disions : deux de nos collaborateurs sont sur la piste d’un scandale effroyable, nous sommes décidés à faire toute la vérité, nous publierons quoiqu’il arrive, les découvertes qu’ils ont faites, se souvient Marcel Allain. Bunau-Varilla, alors directeur du célèbre et influent quotidien Le Matin, se croyant incriminé dans le scandale suite à un incident dans une course automobile récente, vient se plaindre au journal et, découvrant la supercherie, soulagé, les recommande à Arthème Fayard. Celui-ci passe commande en avril 1910 de 24 romans-feuilletons au rythme d’un par mois.
À ce premier quiproquo s’ajoute encore le nom même de Fantômas : à la recherche d’un titre, Souvestre et Allain se mettent d’accord sur “Fantomus” ; lors de la présentation du carnet de notes sur lequel sont griffonnés les différentes possibilités, Fayard - myope peut-être - se trompe et s’exclame Fantômas… c’est épatant ! Le héros est né. Le lancement même du roman aboutit selon les souvenirs de Marcel Allain à une chute au moins aussi rocambolesque et surprenante que celle des aventures du maître du crime. À la sortie de Fantômas, Fayard rémunérait les auteurs mille cinq cent francs par manuscrit, soit trois centimes par volume vendu. Cependant, quand les deux auteurs se présentèrent à la caisse après la parution des deux premiers volumes, le caissier de Fayard refusa de les payer. Reçus chez le directeur, les voilà prêts à défendre bec et ongle leur dû, quand Arthème Fayard leur tend un chèque. Dans son émotion, Marcel Allain lit deux mille deux cent francs et s’étonne qu’il y ait eu des droits qui ne figuraient pas au contrat. Il s’agit en fait non pas d’un chèque de 2 200 francs, ni de 22 000 francs mais d’un chèque d’un montant total de 220 000 francs : le premier volume ayant en effet été tiré à 800 000 exemplaires.
Si Pierre Souvestre décède le 26 février 1914 d’une congestion pulmonaire et que le dernier Fantômas voit la disparition du bandit et de son célèbre chasseur - le commissaire Juve qui s’avère être son frère jumeau - dans le naufrage du Gigantic, Fantômas ne connaîtra pas de fin pour autant. Allain reprend le flambeau et rédige seul onze nouveaux volumes. Il décèdera le 25 août 1969 des suites d’une congestion cérébrale avant d’avoir donné le coup de grâce au bandit qui aura été son compagnon de fortune.
Au-delà du roman-feuilleton à succès, l’univers de faux-semblants du roman où personne n’est jamais ni tout à fait mort - le roman bat certainement le record de résurrections toutes catégories - ni tout à fait ce qu’il semble être - ce qui a parfois des conséquences fâcheuses comme dans le cas du commissaire Juve, confondu par le chef de la sûreté avec Fantômas déguisé en Juve et qui finira quelques temps à la prison de la santé - a eu des suites et une influence importante. Suites cinématographiques, comics - notamment mexicains (certains ont parfois qualifié Fantômas de premier « Pulp fiction »). Et surtout un impact important sur le milieu surréaliste qui s’attachera au personnage que l’on retrouve notamment dans des poèmes de Desnos mais aussi dans des tableaux de Magritte. Si l’onirisme sombre du roman y est pour beaucoup, son mode même d’écriture - compte tenu des délais de parution extrêmement courts, Souvestre et Allain dictaient parfois les romans sur des bandes qui étaient ensuite dactylographiées - aurait donné naissance aux Cadavres Exquis.
Suivons les pas d’un héros de roman éclipsé aujourd’hui par son homologue cinématographique qui a su cependant « impressionner » son époque et faire couler beaucoup d’encre…
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Le maître, toutefois, n’avait pas l’habitude de confier en détail à ses complices ses plans et ses projets. Fantômas considérait toujours ceux qu’il employait comme d’utiles instruments, des machines précieuses…
Le cadavre géant.
Fantômas n’agit jamais seul. Au fil des épisodes, de trahisons en alliances stratégiques, il tisse un réseau de complices qui répondent à ses ordres, le craignent et l’admirent tour à tour. Ils ont pour nom la guêpe rouge, fleuriste de Belleville sous l’apparence de laquelle se cache Hélène la propre fille du maître, Beaumôme, Dégeulasse, Le Bedeau, le Barbu, Bouzille, Bébé, Bec-de-Gaz, Œil-de-Bœuf ou encore Adèle. Voleurs, assassins, proxénètes, tueurs ou filles de joie, « pierreuses » hantant le pavé parisien, ils visitent les beaux quartiers, les Halles et Bercy à la recherche d’un méfait, se retrouvent dans les assommoirs de Montmartre, de Belleville, de Barbès ou de Ménilmontant et fournissent occasionnellement une couverture à Juve ou à Fandor en quête du maître. Ces mauvais garçons et ces femmes de mauvaises vies sont les Apaches, outils et artisans du crime. Personnages romanesques, ils n’en sont pas moins l’écho d’une certaine réalité sociale du Paris de 1900, une réalité connue de Souvestre et Allain tous deux journalistes, à découvrir dans le Paris d’aujourd’hui. Balade au pays des Apaches…
1) 44 rue des Cascades. Le mot « Apache », dont la paternité reviendrait à Arthur Dupin ou à Victor Morris, prend sa source au coeur du quartier de Belleville, avec l’histoire d’Amélie Hélie dite Casque d’or dont les amours tumultueuses et successives avec deux chefs de bande, Manda et Leca, suscitèrent un véritable règlement de comptes dans le quartier de Belleville en 1902. C’est ici qu’elle vécut. Ironie de l’histoire, Marcel Allain raconte comment, tout jeune journaliste, il obtint un entretien avec la belle retenue au secret. Interview qui ne fut jamais publiée car nul ne crut jamais qu’il avait pu l’obtenir. Les Apaches de Souvestre et Allain sont directement calqués sur le modèle des bandes rivales de délinquants qui s’affrontaient alors dans le quartier. Pierre Drachline et Claude Petit-Castelli les définissent ainsi dans Casque d’or et les apaches : jeunes désoeuvrés tentant d’échapper aux règles de la société, réunis en bande, ils prennent le nom de leur chef ou d’une particularité du groupe. Dans Fantômas, on retrouve ainsi la « bande des Chiffres » baptisée ainsi car chaque membre portait en guise de nom le nombre de ses victimes, ou encore la « bande des Ténébreux » ou « des Écraseurs » qui estourbissaient ceux qui se plaçaient en travers de leur chemin.
2) Église Saint Jean-Baptiste de Belleville, via la rue de Belleville. Souvestre et Allain, évoquant les Apaches, décrivent un Belleville du début de siècle qui paraît aujourd’hui bien difficile à imaginer. La butte est encore peu urbanisée et accueille des populations pauvres et ouvrières. L’église Saint Jean-Baptiste de Belleville marque le point d’arrivée du funiculaire qui, via la rue de Belleville puis la rue du Faubourg du Temple jusqu’à la place de la République, suit le trajet actuel de la ligne 11. Installé en 1891 - il disparaîtra en 1925 -, il passe toutes les cinq minutes et est proposé à un tarif en rapport avec la clientèle ouvrière du quartier. Dans La Livrée du crime, on retrouve Fantômas de retour d’un rendez-vous avec les Apaches, empruntant le funiculaire en haut de la rue de Belleville pour se rendre boulevard de Ménilmontant où l’attend la belle Adèle.
3) Rue Compans. Par la rue de Belleville, la rue des Fêtes et la place du même nom, on rejoint la rue Compans. Au 150, un grand immeuble de six étages, construit en briques, et se dressant comme une tour au haut des terrains vagues qui surplombent Paris héberge dans La Livrée du crime outre Marie Bernard, amie de « La guêpe » baptisée en hommage à la finesse de sa taille, Fandor, déguisé en ouvrier du gaz, soutirant des informations sur Fantômas à Bouzille. Le 150 rue Compans n’existe plus. La suppression d’une portion de la rue lors de la création de l’îlot de la place des fêtes peut laisser supposer qu’il devait se trouver dans la partie de la rue située entre la place des fêtes et la rue du général Brunet.
4) Rue de Mouzaïa - rue de la Liberté. Si la rue de Mouzaïa et la rue de la Liberté qui lui est perpendiculaire offrent aujourd’hui un aspect apaisant riche des nombreuses façades des maisons particulières environnantes, le quartier décrit par Souvestre et Allain dans Fantômas ne prête pas à sourire. À l’angle des deux rues, le bar du Père Joseph, baptisé « Aux enfants du Lioran », ce qui lui donnait deux sortes de clients : les originaires du Centre et ceux des autres départements, sert de point de ralliement à la bande des Aminches et aux Apaches dans La livrée du crime (chapitre 3, tome 13). Trafics louches et règlements de compte saignants au rendez-vous d’un quartier peu reposant. La rue de la Liberté, perpendiculaire, baptisée en 1889 à l’occasion du centenaire de la Révolution Française, verra dans L’assassin de Lady Beltham Bouzille, probablement le plus sympathique des Apaches tour à tour informateur de Juve et complice de Fantômas, ouvrir boutique sous l’enseigne « Au vrai Gruyère ».
5) De la place du Rhin et du Danube au passage de la Renaissance. Verte et riante aujourd’hui, la place du Danube est le point de départ d’une morbide expédition nocturne dans La livrée du crime. Bec-de-Gaz, Œil-de-Bœuf et le Barbu ramènent Le Bedeau agonisant, de la place du Danube au passage de La Renaissance via la rue de la Liberté au travers des terrains vagues escarpés. Aujourd’hui, le trajet s’effectue par la rue de la Fraternité, la rue de la Liberté puis de L’égalité avant d’arriver Villa Renaissance… et en fait de terrain vague, ne restent plus que des villas.
6) Rejoindre Barbès Rochechouart et la rue Charbonnière dans le quartier de La Chapelle. Par la ligne 7 bis puis le métro aérien à partir de Jaurès, on rejoint Barbès-Rochechouart, lieu d’étranges assemblées sur lesquelles la police préférait fermer les yeux. La rue Charbonnière, qui part du boulevard de Barbès, permet de pénétrer dans le quartier de la Goutte d’or qui a conservé ses caractéristiques populaires sans toute fois que l’on ne puisse trouver trace de l’Assommoir du père Korn, le rendez-vous des Aminches, quartier général de la bande des Chiffres dirigée par le terrible Barbu.
7) Par le métro aérien vers la place Pigalle. La méfiance s’impose pour le trajet en métro entre Barbès et Pigalle via Anvers. Fantômas n’a t il pas déjà fait disparaître entre ces deux stations la rame de métro 126 dans Fantômas vole des blondes ? Le Crocodile est un établissement chic par excellence ou du moins l’établissement joyeux de la place Pigalle. On y retrouve la trace des Apaches, puisque ce cabaret est un de leur lieu de sortie. Et cette fois, de Fantômas à aujourd’hui il n’y a qu’un pas : Tout autour du rond-point, les façades flambent, les affiches lumineuses s’allument et s’éteignent, un va-et-vient de voitures demeure bruyant et joyeux. Pas de repos à Montmartre.
8) Vers la rue des Saules. Dans La Guêpe rouge, le cabaret des Raccourcis rue des Saules devient l’un des nouveaux points de ralliement des Apaches, dont Le Barbu et Le Bedeau. Lieu interlope, le cabaret des Raccourcis mêle voyous et artistes désargentés dans une ambiance digne du Montmartre de l’époque. Au 22 de la rue des Saules, l’ancien cabaret des Assassins, plus connu depuis 1902 et son rachat par Aristide Bruant sous le nom de Lapin agile, a peut-être servi de modèle au cabaret du roman de Souvestre et Allain.
9) La place Clichy et le 915. On retrouve dans le premier chapitre de L’assassin de Lady Beltham deux Apaches, Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, pour un casse retentissant perpétré grâce un autobus, le 412. Aujourd’hui, en empruntant la ligne « Porte de Montmartre - Saint Germain des Prés », la 915, on peut trembler au souvenir de ce jour terrible en faisant le trajet inverse de la fine équipe qui vole le bus en début de ligne à Saint-Germain et le convoie selon son trajet habituel jusqu’à la place Clichy. Inutile de rechercher le souvenir de l’autobus à l’arrêt Place Clichy, la machine emballée ne s’y est jamais rendue mais s’est encastrée en haut de la rue de Clichy dans les locaux du Comptoir national, devenant l’arme d’un vol de huit cent trente sept mille francs exactement.
10) Près de la Cité, l’Enfer. Enfin, outre les quartiers périphériques, les souterrains (notamment les égouts et au parc Montsouris) sont dans Fantômas un lieu régulier de ralliement pour les malfaiteurs. Tour à tour cachettes, lieux de rendez-vous et moyens d’évasions, les bas-fonds de Paris sont connus et pratiqués par les Apaches. Mais il est un souterrain dont le nom seul suffit à évoquer les pires méfaits : l’Enfer. Un asile où l’on est le plus tranquille au monde ; C’est un trou et c’est l’enfer, explique Bouzille à Juve dans Le Cadavre géant. Cet égout désaffecté situé sous les quais de Seine dont on sait comment on y rentre mais dont nul n’est jamais sorti héberge la bande des Grouilleurs ou bande de l’enfer, pauvre mais bien armée. Quai de l’Archevêché, la morgue est le théâtre du vol d’un cadavre par Fantômas. Bouzille, accoudé au parapet sur le pont de l’Hôtel de ville, témoin de la scène et persuadé que le cadavre a été caché en enfer, prévient Juve et décide ensuite de l’y conduire. Proche des quais de Seine, l’enfer ou la porte noire d’un égout qui semblait désaffecté…
[1] Qui n’est pas celui que nous connaissons aujourd’hui !