Entre Vaux et Frise avec Blaise Cendrars

Le mardi 17 janvier 2006.

La Somme arrose à présent copieusement Péronne, Curlu, Frise et Vaux. Elle s’est taillée son lit dans la craie et semble se perdre dans ses méandres, au milieu d’une végétation foisonnante. Le belvédère m’offre une nouvelle fois son décor de carte postale.

Ce point de vue magnifique, sur une pente abrupte du cours d’eau - plutôt ici un bras mort - et depuis lequel vous voyez se déployer un pays discret, me charme à tel point que l’enchantement persiste encore. J’ai dévalé le versant par le sentier de la Voyette, imprimant au passage et au hasard de quelques trouées, des artères d’eau.

J’ai rejoint le maire de Vaux. Sur la barque à propulsion électrique de mon maître de céans, j’ai fait l’apprentissage de ses voies de cœur, dans le dédale des ruelles d’eau, parmi le fourmillement d’une végétation luxuriante. Nous n’avons pas beaucoup causé, nous avons partagé le silence. Sous le charme, nous avons observé les eaux moirées. Monsieur Derly, sensible à la magie des lieux, m’a juste confié qu’il se remplissait les yeux, l’esprit et le cœur chaque jour.

Nous voguons maintenant à travers les motifs aquatiques. Cet automne encore embrase la végétation. Le soleil, parti vers l’est, obscurcit le sentier des Maguettes, tortillant à travers le larris, mais il met de l’or sur les roselières d’en face et ses rayons sont à présent braqués sur la délicatesse des bouleaux, aux troncs cendrés. Les branches des arbres, les tiges des carex se penchent sur l’onde et s’y mirent. Il n’y a rien de monotone dans ces entailles d’eau. L’homme a sans doute jadis modelé l’endroit, ciselé les avenues. J’imagine des tracés tendus au cordeau, des coups de bêche ou de louchet dans la tourbe généreuse, des êtres humains s’employant à vivre des largesses d’une nature parfois âpre. J’entrevois aussi une vie pastorale sur le versant abrupt de la Somme, une vie de chasse et de pêche pour soulager la précarité de l’existence.

Nous filons tranquille à travers le labyrinthe d’eau. Ici ou là des îlots de verdure, de rares barques de pêcheurs au blanc. De loin en loin, de menus abris de chasseur camouflés sous les feuillages, une escouade muette de blettes. Au coude d’un chenal, notre déplacement feutré surprend une foulque qui détale en galopant. La beauté à portée d’ailes et du regard.

Mon guide me conduit vers un endroit plus secret, plus intime. Il y cultive ses mystères, les plaisirs de l’attente suspendue au passage d’oiseaux migrant vers des rivages plus chauds. Mais je n’en saurai pas plus sur ses secrètes motivations.

Nous sommes à présent à quelques encablures de Frise, séparés cependant par une bande étroite et végétale. La simple évocation du bourg fait resurgir la géographie du soldat suisse, Blaise Cendrars, venu se perdre ici dans les méandres de la Grande Guerre. A notre manière aussi, j’ai l’impression que nous voguons derrière le sillage du romancier ; il faut avoir lu « La Main Coupée » pour comprendre la portée des lieux, la force prégnante et mystérieuse des couloirs d’eau, des barrières de verdure, de cette frontière incertaine où deux armées fantomatiques s’affrontaient, se défiaient sans se voir.
J’imagine les traces sinueuses du guerrier chroniqueur, sur le terrain brouillé entre Vaux et Frise, sa lutte face à l’ennemi invisible, tapi sous des écharpes de brume, avec cette conscience de la fragilité de l’existence lorsqu’il empruntait les canaux clandestins et périlleux ou voguait dans des nuits obscures, éclairées seulement parfois par les lumières d’une canonnade lointaine.

Assez tard, alors que le soleil passe brusquement de l’autre côté de la colline et que les aulnes et les saules assombris appellent les spectres des soldats, mon guide me reconduit jusqu’à la place de l’Arrivoir. Après les remerciements d’usage et la promesse d’une autre balade sur les traces de Cendrars, j’ai repris le sentier du Belvédère. A nouveau aux premières loges. Une dernière image de mémoire prise depuis le panorama. Curlu au loin, puis au-delà les eaux territoriales de Frise coulant soudain sous un ciel d’encre.

« Car il y avait encore pour nous désorienter tout en nous rappelant à l’ordre des effets surprenants de brume et des enroulements et des désenroulements de brouillard sur l’eau, des mouvements et des éclairages de nuages et des apparitions et des disparitions subites de lune dans les déchirures et les coulisses du ciel et l’onde moirée de reflets et de trous d’ombres mobiles ; et la mise en scène au sol et au niveau de l’eau, arbre mort, touffes nageantes, paquets d’herbes à la dérive, silhouettes anthropomorphes d’un saule étêté, remue-ménage dans les roseaux et les joncs, froissements de robes, cimes agitées, signes mystérieux, branches contorsionnées, froufrous de manches dans le vent, bourrasques faisant gesticuler les rameaux et les ramillons et se dérouler les baguettes dont les rares feuilles pendantes, proches tout proches, se pendaient à nous toucher le visage comme des mains humides aux doigts glacés pour nous alerter, et pour nous faire peur… Ainsi nous abordions toujours quelques centaines de mètres en avant du petit poste de Curlu pour ne pas vendre la mèche de notre navigation nocturne… nous voulions rester maîtres de notre domaine d’eau. »
« La Main Coupée », Blaise Cendrars.


David DELANNOY Ecrivain-marcheur.
Auteur de Lectures Buissonnières (Editions La Vague Verte) et de Picardie Vagabonde (éditions Punch - 30 textes illustrés d’aquarelles de Roger Noyon et de Jean-Marc Agricola).



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